Dans le bol ci-dessus, il y a un mélange de sauce de soja épaisse fabriquée à la ferme et d'ail frais grossièrement écrasé. À côté, une omelette. Tout cela se trouve sur la table du déjeuner dans la maison d'un producteur de thé vert à San Jing, dans les monts Baimashan, district de Lishui, province du Zhejiang. Mais pourquoi y a-t-il de l'ail écrasé dans cette sauce de soja ? Je vais vous expliquer. Mais d'abord passons par l'actualité récente, et si vous venez à croire que ce post est complètement décousu, n'ayez crainte. Il ne l'est pas.
Il y a quelques jours, alors que je suis encore dans les brumes d'une convalescence pré-printanière, je reçois un coup de fil d'un organisme qui se charge de référencement de blogs. La charmante personne au bout du fil me fait remarquer que... euh... "votre blog n'a pas été mis à jour depuis plusieurs mois ; s'agit-il d'un arrêt définitif ou d'une interruption momentanée ?" "Voyons, d'une interruption momentanée, évidemment." "Ah bon ?" "Oui." Je ne sais pas pourquoi je dis "évidemment" et "voyons". Je suis très fatiguée et le fait qu'un blog ne meure jamais mais hiberne parfois me paraît aller de soi. Pourtant je me trompe, mais je l'ai dit, j'ai été malade.
"Bon. Peut-on vous faire envoyer des invitations et des propositions de collaboration de la part d'organismes divers et de marques ?" "Ah c'est-à-dire que je ne réponds jamais à ce genre d'offre ou sollicitation, et ça fait des années que ça dure. Je suis très très mauvaise cliente. Je ne suis d'aucun intérêt pour ces marques et organismes." Je me prépare à ajouter, de façon parfaitement inutile, que ça fait longtemps que ce n'est plus un blog de cuisine mais un récit entrecoupé parallèle à ma vie professionnelle, donc plutôt voyages, restaurants, émois gustatifs et esthétiques divers, mais heureusement la dame m'interrompt : "D'accord. Je vais donc vous garder dans les diverses listes d'envoi." Carrément.
J'écourte l'entretien parce que ça vire un peu surréaliste et je crains que ça ne s'arrange pas par la suite. Je raccroche, et une phrase reste affichée en lettres lumineuses devant mes yeux las et naguère enfiévrés. "Votre blog n'a pas été mis à jour…" Bon eh bien on va le mettre à jour, si y a que ça.
Ce soir, c'est congee de poulet. Je ne vais pas revenir sur les bases du congee de poulet, ni sur les mots comfort food qui accompagnent TOUJOURS le concept, vous connaissez ça par cœur. (Non ? Pleurez pas.) En revanche je vais revenir sur le Zhejiang que je parcourais en mai 2012 en compagnie de mon très cher ami Dai Jianjun, A Dai, et de l'équipe de tournage du Bonheur est dans l'assiette.
A Dai est le meilleur des guides. Il ne compte pas son énergie, c'est touchant et parfois ça m'inquiète pour lui. Il veut tout nous montrer. Il nous a déjà baladés partout, à Hangzhou, sur le lac de l'Ouest, à Long Jing, dans les montagnes couvertes de bambou qui entourent la ville, sur les lacs poissonneux, dans les vergers de pipa récoltés par des papis (désolée) de quatre-vingt-dix ans qui crapahutent dans les arbres, dans les montagnes de Lishui, à Suichang, dans les villages autour de Suichang, à Huanniling où poussent les théiers à huile, et enfin un beau matin il nous emmène haut, très haut, dans les monts du Cheval-Blanc, Baimashan, de l'autre côté du lac. Village de San Jing, les Trois Sources. Dès l'arrivée, nous sommes saisis d'un froid glacial. On est en mai, et en bas, il fait chaud. Très chaud. Je ne m'attendais pas à ça. Je ne m'en suis pas vraiment rendu compte, mais nous avons gravi ce matin un dénivelé de près de deux mille mètres et nous grelottons tous. On me pousse vers un brasero et on m'abreuve de thé chaud. Les dames de la ferme vident leurs armoires pour nous couvrir de pull-overs. A Dai (chemise blanche, ci-dessus) nous fait visiter les plantations de thé (encore plus haut) sous la pluie subtropicale réfrigérante. Au retour, il a faim. Nous avons tous faim. Le producteur de thé (chemise rouge) nous a fait préparer un festin de montagne, plein de verdure croquante, de racines réconfortantes et de bonnes choses cochonnantes. Nous nous attablons. Je remarque le petit bol de sauce de soja et d'ail placé devant A Dai. "Notre hôte m'a fait préparer ça parce que je suis fatigué." Je ne m'étais pas trompée, A Dai s'épuise à nous promener à travers le Zhejiang. J'éprouve pour lui une immense gratitude. Je ne sais pas trop comment je lui revaudrai ça un jour.
Reprends des forces, A Dai, à cette table magnifique, fermière, généreuse. Peu avant, tu m'as dit : "Je rêve que tu reviennes, et que quand tu reviendras tu aies appris le chinois. Que tu l'aies appris ou non, je t'emmènerai dans des endroits incroyables, dans cette province même du Zhejiang, où je te ferai goûter des mets que tu n'imagines même pas, des choses extraordinaires, que tu n'oublieras jamais." Je n'ai pas appris le chinois. Mais je compte bien honorer un jour l'invitation d'A Dai, si Dieu veut.
Voilà ce qui m'amène au congee de poulet. Je ne me sens pas encore bien rétablie, un congee me fera du bien, surtout un congee de poulet, qui donne des forces. Cette journée m'a donné l'occasion d'en faire un de façon toute simple, à partir d'un reste de poulet à la vapeur au gingembre rapporté du Likafo (excellent restaurant cantonais de l'avenue de Choisy). Nous étions deux, ma compagne de table venait là pour la première fois, et dans l'ivresse de lui faire goûter les classiques, j'ai trop commandé. Comme ses parents cantonais cuisinent à la maison, le doggy bag résultant est pour moi. De retour chez moi, je fais l'inventaire. J'ai tout ce qu'il faut. Au travail.
Voici comment on fait ce congee : désosser le poulet, mettre les os dans une casserole et la chair découpée au frais, en petits morceaux. Couvrir les os de beaucoup d'eau, ajouter beaucoup de gingembre en gros morceaux, un oignon (je n'ai pas de ciboules). Beaucoup, vous le voyez, est le maître mot. Quelques grains de poivre blanc de Penja sur l'inspiration du moment. Un bottillon de racines de coriandre (origine Laos). Un peu de sel. J'aurais aimé un peu de céleri chinois, mais j'ai oublié d'en acheter. Bouillir doucement 1 heure à couvert, filtrer le bouillon et y faire cuire 1 verre de riz blanc sur feu doux à couvert, avec un supplément de gingembre (il n'y en a jamais assez), jusqu'à ce que l'ensemble ait la consistance d'une soupe. Alors ajouter les morceaux de poulet désossés et retirer du feu.
J'ai ajouté beaucoup de coriandre (beaucoup), et un condiment réalisé à la minute à base de sauce de soja, d'huile de sésame et d'ail haché. Beaucoup d'ail haché. Parce que je suis fatiguée.