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12 août 2008

Déroute 68

gargantua

Cet été 2008 en France restera celui où plusieurs bébés seront morts oubliés par leurs parents dans une voiture hermétiquement fermée, où Delfeil de Ton aura à lui tout seul sauvé l'honneur de la presse française (une performance par les temps qui courent), et où Nicolas le Grand aura atteint de nouveaux records de foutage de honte à la France, records bien évidemment promis à un dépassement rapide dans les mois suivants. (Il paraît que les Chinois appellent Sarko "le président un coup j'y vais, un coup j'y vais pas". Je propose pour ma part qu'on le surnomme "Plus qu'hier et bien moins que demain".)
Il restera aussi celui de l'échec pitoyable de l'expérience Route 68, dont vous avez certainement entendu parler si vous vous intéressez un tant soit peu à la gastronomie.

Je rappelle brièvement les faits : Pascal Henry, coursier genevois un peu esseulé mais passionné de "grande" cuisine, décide de faire un tour du monde des trois-étoilés Michelin en soixante-huit jours. Autant de jours que de restaurants à trois macarons : pas un de plus, pas un de moins. Vous pouvez consulter le programme ici ; le périple est censé commencer le 5 mai chez Bocuse à Collonges et se terminer le 11 juillet au Plaza-Athénée à Paris. Entre ces deux dates, un restaurant chaque soir (parfois le midi), sans le moindre relâche, pas de repos le samedi ni le dimanche. C'est sur cette base que s'établit le thriller de l'été, qui tournera au pétard mouillé. Sur le terrain, tout se passe à peu près bien jusqu'à la quarantième étape, le soir fatidique où le coursier dîne à ElBulli, à Roses (Catalogne), le célèbre restaurant de Ferran Adrià, avec une journaliste de La Vanguardia. À la fin du repas, Pascal se lève pour aller chercher des cartes de visite et ne revient plus. On le cherche pendant plusieurs semaines, Interpol est mis sur le coup. Ces derniers jours, on retrouve sa trace : il est de toute évidence à Genève, repéré à un distributeur bancaire. Aucune autre nouvelle pour le moment.

Pour tout dire, je ne trouve pas un grand intérêt à cette aventure, plutôt un léger écœurement (j'y reviendrai). Ce en quoi elle m'intéresse tient à un article qu'elle a inspiré à Jean-Claude Ribaut dans Le Monde du 12 août ; l'occasion était trop belle de se payer le Michelin à travers cette histoire. C'est ce que fait le journaliste, avec concision et une sécheresse narquoise. Ça faisait longtemps — des années, si jamais d'ailleurs ça m'est jamais arrivé — que je n'avais pas lu des observations générales si pertinentes de la part d'un critique gastronomique de la "grande presse". Même s'il tire un peu son propos par le bout des cheveux en associant dans son papier le marathon du surnommé One Coursier et le statut actuel du guide Michelin, ce sont les trois macarons qui établissent le lien, critères retenus dans ce grand jeu de connectez-les-points tombé en sucette au quarantième. Pourquoi, au juste, choisir des trois-étoilés exclusivement ? Qu'est-ce qu'ils ont de plus que les deux-étoilés, les monoétoilés ou même les pas étoilés ? Vous répondrez hâtivement : un ou deux ou trois macarons de plus. On est d'accord. Mais ça ne répond pas vraiment à la question. Les critères d'évaluation du Michelin sont-ils si transparents et si fiables qu'on puisse être assuré, en faisant le tour des trois-étoilés du monde, de faire le tour des meilleurs restaurants du monde ? Pas nécessairement, répond Ribaut, qui se livre ensuite à une description aussi brève que froide et sans complaisance des enjeux et de la stratégie actuels du Guide rouge, qu'il serait naïf de croire dédiés à la gastronomie pure.

L'essentiel de son article, à mon avis, ne réside pas là, mais plutôt ici : "À ceux qui souhaiteraient relever le défi de Pascal Henry, il faut rappeler que la gastronomie est avant tout une histoire intériorisée de la cuisine qui lie la raison au sentiment, le cœur et le corps à l'esprit." Touché ! Les performances macaro-marathoniennes en prennent pour leur grade. C'était la première chose qu'il fallait rappeler. Pour ma part je me demande comment on peut, physiquement, tenir le coup en mangeant chaque jour dans un trois-macarons, ou pour le coup dans un deux-macarons, etc. Ceux qui, comme moi à l'occasion, corédigent des guides de restaurants connaissent bien la lassitude stomacale et les provisions de Chophytol ou d'Alka-Seltzer qui accompagnent souvent cette activité  — sans oublier le bouillon de poireaux, le jus de bouleau et le yaourt poivré des jours de récupération. C'est pourquoi il me semble que les enquêteurs et journalistes gastronomiques doivent logiquement être les premiers à rigoler de l'aventure, quelle que soit la qualité de leur métabolisme. Il m'est aussi arrivé, pour des projets de livre, de séjourner dans des hôtels-restaurants dûment macaronés. Faire l'expérience quotidienne de ce genre de cuisine n'est plus vraiment un plaisir, c'est une épreuve. Au bout de quelques jours je demandais à partager le repas des cuistots ou à me faire servir une soupe dans ma chambre au lieu de ramener ma fraise en salle comme on m'y invitait volontiers. Eh non, la cuisine des Michelins n'est pas une cuisine de tous les jours. Elle n'est pas faite pour être mangée régulièrement. Bien entendu, il y a des exceptions : des repas apparemment pantagruéliques et d'une richesse étourdissante comme ceux de L'Arnsbourg à Baerenthal se révèlent cléments pour l'organisme et ne plombent pas l'estomac. C'est qu'un équilibre délicat préside à leur préparation et c'est là un des aspects du talent du chef Jean-Georges Klein. A contrario — insultez-moi si vous n'êtes pas d'accord —, la cuisine de Pierre Gagnaire, réputée d'une inspiration éthérée, me laisse l'impression, en sortant de table et longtemps après, d'avoir avalé un radiateur en fonte. Elle n'est diaphane et spirituelle qu'en apparence. Ce qu'elle est d'autre, je serais bien en peine de vous le dire. En fait je n'en ai aucune idée. Assez d'exemples, c'était juste pour souligner le fait que cette course aux gueuletons étoilés sans un seul jour de répit me semble une idée saugrenue, plus digne des Darwin Awards que de l'histoire de la gastronomie. J'ai du mal à comprendre, au rythme soutenu (pas jusqu'au bout, j'en conviens) par le marathonien, comment il peut même goûter ce qu'il mange.

Mais ce qui m'étonne le plus, ce n'est pas qu'il ait déclaré forfait au quarantième restaurant, c'est qu'il ait tout de même réussi à en "faire" quarante. Il est vrai que je ne vois plus de raison de m'étonner lorsque je me rappelle — ce qui n'a d'ailleurs eu l'air de frapper l'esprit de personne — le métier qu'exerce le héros de l'histoire : c'était bien une idée de coursier, tiens !

À tel point que je me demande aussi ce qui a pu motiver certains chefs — par exemple Bocuse — à s'enthousiasmer pour cette entreprise tant elle est loin en réalité d'être un hommage à la cuisine, tant elle est en contradiction avec l'essence même de la gastronomie, sa poésie, sa sagesse. Il semblerait que Gérald Passédat (Le Petit Nice, Marseille) ait confié à One Coursier son scepticisme quant à la validité du projet. S'il n'a pas été le seul, l'histoire ne nous le dit pas pour le moment. Le livre relatant les aventures du marathonien des grandes tables, déjà vendu par Bocuse (sans doute à Glénat), paraîtra-t-il maintenant que le coureur s'est dégonflé à la quarantième étape ? J'en doute. Mais en attendant, concernant Bocuse, tout émoustillé à l'idée d'un ludion abattant du macaron Michelin à une cadence infernale, je ne songe qu'à incriminer son grand âge, laissant en paix son proverbial bon sens qui a vu des jours meilleurs.

Et Ribaut conclut ainsi : "Les critères permettant de classer les trois-étoiles au sein de notre galaxie sont donc très contestables. Qu'en sera-t-il demain pour Michelin avec les cuisines d'un autre champ gravitationnel, lorsqu'il faudra juger des cinq saveurs de la cuisine chinoise selon les principes du taoïsme et du confucianisme, ou bien arbitrer, en Inde, entre les six saveurs (rasa) de la pharmacopée ayurvédique ?"

Eh bien vous savez, plus j'y pense, plus je trouve que ce n'est pas une si mauvaise idée.
Appliquer la doctrine des Cinq Saveurs taoïstes (rien à voir avec le confucianisme, cher Jean-Claude, mais c'est un petit détail) ou celle des six Rasa de l'Ayurveda ne serait certainement pas un système d'évaluation plus fantaisiste ou plus opaque que celui que le Michelin a employé jusqu'à présent, quel qu'il soit.
Je dirais même qu'on commencerait enfin à y comprendre quelque chose.

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Commentaires
T
Un brillant billet qui vous donne bien raison. Je ne suis pas un fin gastronome, des restos je ne suis pas fana. Ce n'est pas tant ce que j'y mange qui me déplait, au contraire, il faudrait être stupide (et nombre de grands chefs me font baver dès lors que j'entends leur nom, comme Roellinger ou Bras), mais je n'en aime pas l'ambiance, même la plus pensée et la plus réussie. Pour moi, un repas, c'est chez des amis ou chez moi, dans une intimité proche. Et tant pis si ce n'est pas du grand art, tant que ce que j'y mange est de qualité et bien cuisiner. Alors, parcourir les grandes tables européennes en un temps record, mouaif... Drôle d'idée. Du gros buzz, quoi !
P
Tout à fait d'accord avec toi, on en a parlé récemment.<br /> Que ça fournisse un outil de critique du Michelin, j'ai déjà dit que ça me paraissait tiré par les cheveux. Mais par ailleurs, franchement, c'est de bonne guerre — bien que le Michelin ne soit pas responsable de cette entreprise débile — étant donné que le critère choisi est le degré ultime de la classification de l'usine de pneus. Donc cela amène fatalement, en même temps que se posent les questions sur le bien-fondé d'un tel projet, des questionnements sur la signification réelle du critère en jeu. Note bien que Ribaut n'a pas mis en cause le fonctionnement général du Michelin, son attribution des Bibs gourmands, des espoirs, etc. Il fait uniquement allusion au système des trois-étoiles, stupidement mis en relief par le projet Route 68.<br /> <br /> Le fait que l'épiphanie se soit produite chez Ferran m'a également frappée, comme tu le sais. Elle m'a frappée sans m'étonner et je trouve ton analyse juste. Cela m'inspire d'autres réflexions sur cette affaire aussi riche d'implications et d'enseignements qu'elle est ridicule en soi. Un prochain post de blog peut-être...
J
... pas sur que je sois soulagé qu'il n'en soit pas mort, l'imbécile suisse. Mais franchement, en faire un outil de critique du Michelin, c'est pas un peu débile aussi? A tout prendre, le Michelin, qui n'a que trois catégories, a moins le culte du classement taré que la plupart de ses concurrents. Tout le monde veut savoir quels sont les restaurants qui valent le voyage, Michelin apporte une réponse qui, franchement, en vaut une autre. <br /> <br /> On se disait déjà récemment que c'est intéressant que le suisse ait jeté l'éponge après El Bulli, comme si c'était la cuisine d'Adria qui lui avait fait soudainement prendre conscience de l'absurdité de sa quête. Et c'est d'autant plus rigolo qu'Adria, semble-t-il, joue à nous faire réfléchir sur la nature de notre expérience gustative. On dirait que ça a bien marché ce coup-ci.<br /> <br /> Et puis je voudrais m'arrêter au fait que Pascal Henry se soit arrêté après 40 jours. C'est comme le jeune de Jésus. Sauf que c'est le contraire bien spur. C'est l'anti-jeûne. Peut-être que c'est le signe de la venue de l'antéchrist? On peut pas dire que ça assure pas côté décadence, en tous cas.
S
"C'est pourquoi il me semble que les enquêteurs et journalistes gastronomiques doivent logiquement être les premiers à rigoler de l'aventure, quelle que soit la qualité de leur métabolisme."<br /> <br /> On rigole plus parce qu'en moyenne, on va 1 à 2 fois au restaurant par jour, ce qui semble une incongruité pour le commun des mortels qui s'empiffre et s'ennivre tous les 36 du mois dans une grande table, or on n'est pas obligé de faire abus sur abus pour apprécier une belle table et le thé vert est effectivement un bon antidote ;o)
P
@ Ester :<br /> Le yaourt poivré est un remède ayurvédique d'appoint qui fait des merveilles. On peut détendre le yaourt avec un peu d'eau, deux ou trois tours de moulin à poivre noir par-dessus, touiller un peu. Un grain de sel n'est pas interdit. Tu m'en diras des nouvelles. Spécialement efficace après un repas qui a du mal à passer ; pour un entretien régulier, je conseille plutôt un autre remède ayurvédique, la solution de curcuma (délayer une cuillerée à café de vrai bon curcuma dans un petit verre d'eau, bien mélanger, laisser reposer une nuit et boire l'eau le lendemain).<br /> <br /> Autrement, le Chophytol, qui est un remède de grand-mère encore vendu en pharmacie, est excellent en traitement régulier pendant les périodes où l'on va beaucoup au restaurant. C'est un gros fêtard qui m'avait donné le tuyau et je dois dire que c'est efficace. C'est un médicament à l'ancienne, des comprimés à base d'artichaut.
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