Je fais un gombo
Pas de nouvelles de quelqu'un, pas le moral, il faut agir, il faut
occuper les mains et les yeux. La solution logique, la première qui me
vient à l'idée, est de faire un gombo. Le gombo est le pansement de
bien des chagrins. Pour ceux qui le mangent, mais en ce qui me concerne
c'est sa préparation qui me console. Vous allez comprendre.
C'est
dimanche, j'ai le temps. Et, ça tombe bien, si vous avez suivi, hier
j'étais à Château-Rouge. Je n'ai (pour une fois) pas pris de photos de
marché et de produits. C'est qu'on y voit toujours la même chose, à
Château-Rouge, et franchement je trouve plus intéressant d'y acheter
que d'y photographier. Et puis c'est un petit morceau d'Afrique
subsarahienne, Château-Rouge. Si vous connaissez l'Afrique
subsaharienne, vous savez qu'il n'y est pas toujours facile de
photographier. Comme, lorsque je vais faire mon shopping dans ce
quartier, je me sens replonger en Afrique, il me revient la timidité
photographique de là-bas. C'est vrai que les ignames du Ghana,
tranchées, sont blanches comme neige, et que les piments antillais
brillent plus qu'ailleurs. Mais d'un autre côté les alignements de
poulets ont des tons blafards, les silures boucanés aux odeurs
puissantes ne sont pas très photogéniques, pas plus que les piles de
julienne salée, les paquets de ndolé congelé, les grands bâtons de miondo
ou les stockfishs béants de toute leur ouverture décapitée. Je préfère
laisser tout le monde faire son marché tranquille, et d'ailleurs c'est
pour ça que je suis venue moi aussi.
Comme je l'écrivais hier, j'ai fait provision de gombos. Ils sont, ici, très frais, surtout le samedi qui est (je crois) jour de livraison. J'ai rapidement calculé ce qui me manquait : maquereau fumé (rue Dejean), huile de palme rouge, cubes de bouillon. Tout cela à trouver sur place. Poisson frais, épinards : ce sera pour demain au marché de mon quartier. J'ai déjà les tomates, l'ail, les oignons, et je n'ai pas besoin de refaire provision de gari (semoule de manioc). Ce matin j'ai acheté un filet de lieu jaune au marché (j'aurais préféré un filet de flétan, mais il n'y en avait pas) et quelques poignées d'épinards. Ça peut commencer.
Laissez-moi vous expliquer ce qu'est mon gombo. Sans prétendre égaler ses modèles, il s'inspire des versions les plus pures, les plus rares de ce plat du golfe de Guinée. La cuisinière qui, au Bénin, m'avait initiée à cette recette avait élevé celle-ci au rang du chef-d'œuvre. La vie nous a séparées, je dois beaucoup à cette femme. Beaucoup plus que des trucs de cuisine. Chaque fois que je fais un gombo, je pense à elle, à son mari, à sa famille, aux plats qu'elle me préparait, et je me demande vraiment pourquoi je ne suis pas au Bénin en ce moment.
Par exemple ici.
Je n'ai pas la prétention de faire le gombo comme elle le fait. C'est impensable. Il faudrait les produits de là-bas. Certes, on trouve bien des gombos "lanternes" (importés du Togo) rue Dejean, mais ils me paraissent manquer de tendreté et j'ai d'ailleurs le souvenir que G. utilisait des gombos fuselés, pointus, comme on les trouve ici. En outre, il faudrait que j'y mette des crabes d'Afrique (ceux qu'on prend avec les doigts et qu'on ronge, tout dégoulinants de sauce gluante, parce que le gombo c'est GLUANT, j'avais oublié de vous préciser ce détail). Je n'ai pas la témérité d'essayer avec des crabes. Il faudrait aussi les tout petits piments-lampions d'Afrique que l'on jette entiers dans la sauce, peu avant de servir, pour la parfumer. Or je les ai aujourd'hui, il y en avait des sachets à Togo Exotique, rue Dejean. Mais en général je ne les ai pas sous la main. Enfin il faudrait d'autres choses : par exemple les délicieux chinchards fumés qu'on achetait tout frais, directement sur le gril, à Cotonou. Bien noircis, caramélisés par la chaleur, ils parfumaient la sauce de manière incomparable. En France, je les remplace par du maquereau fumé entier. Ce n'est pas tout à fait aussi bon, mais le principe y est.
Monsieur maquereau fumé, saluez s'il vous plaît.
Quand le gombo de G. arrivait sur la table, dans un plat creux en inox, il embaumait ce chinchard fumé et le parfum discret, aristocratique des petits piments entiers. Rouges, verts, orange, elle les ajoutait dans les dernières phases de la cuisson. Les couleurs de ce plat étaient magnifiques. Le vert du gombo (qu'elle avivait avec une pincée de bicarbonate de soude), le vert plus prononcé des légumes-feuilles (calalou, feuille de manioc ou épinard), les pattes poilues des crabes qui dépassaient, le corsé du poisson fumé, les touches écarlates des petites tomates locales émincées et surtout le voile vermillon de l'huile de palme glissant sur tout cela comme des nuages de fin d'orage. La pâte de gari qui accompagnait le tout était ferme et compacte, élastique, légèrement acidulée. Comment ne pas avoir envie de reproduire ça chez soi ? Malgré l'aspect dérisoire de cette tentative, j'ai essayé, et j'ai toujours obtenu quelque chose d'honorable, quoique sans comparaison avec l'original.
Bien que le gombo soit pour moi l'archétype du comfort food
(depuis le début de ce post, vous aviez sans doute compris), je précise
qu'il n'est pas confortable pour tout le monde. Par exemple pour le
fils. C'est une phrase rituelle : chaque fois qu'il me voit sortir un
sachet de gombos du frigo, il me dit : "Où sont les sous pour m'acheter
un panini ?" Eh oui, pas comfort food pour tout le monde.
Pour lui, le gombo est un de ces légumes qui ne devraient pas exister,
parce que c'est gluant. J'ai beau lui dire que la texture gluante est
excellente pour l'équilibre diététique et qu'elle aide le corps à
conserver sa fraîcheur et son humidité ; associée au piment, il n'y a
rien de tel pour réguler la transpiration dans les grosses chaleurs
tropicales. Vous imaginez bien que ça lui fait une sacrée belle jambe.
Il a relégué depuis belle lurette le gombo à la galerie des horreurs,
avec les carottes, les choux-raves, les viandes gélatineuses et la
sauce au noyau de "pomme sauvage", et l'affaire est entendue.
Mais bon, le fils est encore aux US of A
où il se goberge dans la cité new-yorkaise en compagnie de princesses
de la food-blogosphère et du monde cinématographique, il revient dans
quelques jours, donc le temps de me laisser finir le gombo ; il a passé
un bel été à faire l'assistant réa sur un film (sur les zombies et le
conditionnement de cadres) tourné en région parisienne, et rebelote en
septembre sur la côte Ouest, il a même trouvé le moyen de faire le
videur pour Julia Roberts, et c'est donc gonflé à bloc qu'il reviendra
prochainement. Je ne vais même pas le reconnaître. En attendant, je
fais un gombo.
Quelques remarques avant de commencer : il est important d'utiliser, pour le goût, le piment antillais/africain au parfum caractéristique, de type habanero (bonda man'jack, Scotch Bonnet, etc.). Si vous vous intéressez à ce piment réellement passionnant, vous saurez qu'il se décline presque à l'infini. Sa réputation de "plus fort piment du monde" me paraît sujette à caution. J'ai toujours considéré l''échelle de Scoville (assez hystérique dès qu'il s'agit du habanero) comme assez douteuse, sachant qu'on rencontre, selon les variétés, les modes de culture, etc., des habaneros plutôt accommodants et d'autres carrément incendiaires. Voyez la photo ci-dessous.
En bas à gauche, trois piments antillais (bonda man'jack).
Ceux-là se trouvent à peu près partout, même au Monoprix, et ils
arrachent, pas de doute. Comme ils sont d'usage risqué et que j'en ai
trouvé d'autres qui font l'affaire, je ne m'en servirai pas dans cette
recette. Au centre, encore des piments de type habanero, mais
africains ceux-ci, importés du Togo. Précieux, délicieusement parfumés
et très modérément piquants, ils aromatisent les sauces quand on les y
jette entiers. Mais on peut aussi les hacher pour développer leur
puissance, qui restera dans le domaine du raisonnable. Enfin, en haut à
droite, une curiosité bien utile : les piments "végétariens", espèce de
type habanero développée assez récemment (détrompez-moi SVP
si vous avez de meilleures infos) : eux aussi parfument les sauces, ils
sont très doux et très aromatiques. On peut les hacher, on peut même
croquer dedans. Je n'ai décelé qu'un peu de feu dans les tissus
placentaires (les membranes blanches qui portent les graines). C'est
par excellence le piment pour ceux qui ne supportent pas la chaleur
mais qui n'entendent pas se priver de l'arôme.
Pour ce gombo, je me servirai des piments végétariens émincés, et en touche finale des petits piments togolais. Exeunt donc les bonda man'jack.
Voici la liste des ingrédients. Pour combien de personnes ? Comptez de 4 à 6, voire de 6 à 8, sachant qu'il est impossible de faire un peu de gombo. Ce plat a la curieuse faculté de donner un volume important quelle que soit la quantité de matière première que vous y mettez au départ. Et il se réchauffe assez bien, mais n'exagérez pas. Pas plus de 48 heures au frigo, protégé par la couche d'huile de palme qui se solidifie en surface. Et réchauffez très doucement.
de 300 à 400 g de gombos entiers bien frais
250 g d'épinards frais
1 oignon
1 gousse d'ail
1
beau filet (environ 400 g) de poisson blanc (flétan, lieu jaune, merlu,
dorade, lotte, saint-pierre, etc. — évitez le cabillaud, l'églefin et
le merlan, qui s'effeuillent trop. Quoique, si vous n'avez que ça, ce
sera très bon aussi).
le jus de 1/2 citron vert
1 maquereau fumé entier
1 cube de bouillon de bœuf (ou 1 litre de bouillon de bœuf fait maison)
1 cube de bouillon à la crevette royale (ne me regardez pas comme ça, vous en trouverez des camionnées à Château-Rouge)
1 assortiment de piments à votre goût (voir plus haut)
2 ou 3 tomates bien mûres
2 ou 3 branches de persil plat
250 g de gari (farine de cossettes de manioc ; vous trouverez le plus souvent ce produit sous le nom de "farine de manioc". Attention, c'est plutôt de la semoule.)
1 pincée de bicarbonate de soude (facultatif)
huile de palme rouge pour la finition
sel, poivre du moulin
Préliminaires et mise en place
1) Lavez, équeutez et égouttez les épinards. Lavez et égouttez les gombos sans encore les éplucher.
2) Épluchez l'oignon et l'ail. (J'ai justement des oignons roses togolais. Chic, non ?). Hachez finement l'oignon.
3) Rincez et épongez le filet de poisson. Coupez-le en gros morceaux, salez-les et poivrez-les légèrement, arrosez-les de quelques gouttes de jus de citron vert, mélangez puis réservez au frais.
Le gari, sec (photo du dessus) et délayé (photo du dessous).
4) Versez le gari dans la casserole où vous comptez le faire cuire
(prévoyez-la assez grande). Arrosez-le d'assez d'eau pour pouvoir le
délayer. Couvrez et laissez reposer.
5) Ébouillantez, pelez et
épépinez les tomates. Coupez-les en dés assez gros. Ajoutez l'ail râpé
et 2 piments végétariens coupés en tranches. Réservez.
6) Épluchez
le maquereau fumé. Gardez la peau, la tête, la queue et les arêtes.
Réservez la chair, bien désarêtée et grossièrement émiettée, à part.
Réalisation
Préparez le bouillon en portant à ébullition environ un bon litre d'eau ou le bouillon de bœuf si vous en avez. Ajoutez le cube de bouillon à la crevette royale émietté, le persil, l'oignon haché, 2 autres piments "végétariens" coupés en tranches, ainsi que les épluchures de maquereau fumé. Laissez frémir environ 15 minutes sur feu très doux.
Pendant que le bouillon frémit, c''est le moment de procéder à une opération spéciale, celle qui donne au plat son vrai statut de gombo. Il s'agit de l'éminçage. Naturellement mucilagineux, le gombo (légume) a la propriété de dégager d'autant plus de mucilage qu'il est haché finement. Donc, pour garder la glutinosité dans des proportions décentes, il faut faire comme les Méditerranéens et le cuire entier sans l'équeuter. Pour lier une sauce modérément, il faut le hacher grossièrement. Pour la lier franchement, comme on fait en Afrique, il faut l'émincer ou le hacher finement selon la technique présentée ci-dessous.
Le gombo est d'abord équeuté à ras,
Ensuite il est taillé longitudinalement de deux coups de couteau, en croix. Les gros gombos peuvent être incisés en six.
Enfin, hacher perpendiculairement à l'axe du gombo. Vous voyez le résultat en bas à gauche. Vous pouvez aussi (comme en haut à droite) émincer en tranches fines, et c'est d'ailleurs ce que je vais faire cette fois, car je désire garder un peu de texture.
Avec un couteau à légumes thaïlandais, et en alignant les gombos trois par trois, ça va plus vite.
Voilà, le plus dur est fait. Tout le reste relève de l'assemblage.
Passez le bouillon au chinois conique, sans fouler. Il sent bon ; les arômes du maquereau fumé et du piment prédominent.
Les deux tiers du bouillon serviront à réaliser la sauce (versez-les dans un faitout), le tiers restant à cuire la pâte. Dans le faitout, réunissez les gombos, les tomates et les épinards. Si vous désirez aviver la couleur, ajoutez une pincée de bicarbonate de soude. Je préfère m'en passer, car cela fait mousser le bouillon. Faites bouillir, couvrez et laissez frémir 15 minutes environ, sur feu doux.
Délayez le gari trempé avec le reste de bouillon, ajoutez de l'eau pour avoir une pâte souple et faites cuire comme une polenta, en remuant constamment avec une spatule en bois. Comptez une dizaine de minutes de cuisson, sans ajouter trop d'eau : le gari doit être consistant, élastique et épais, un peu dur à travailler. Goûtez : vous ne devez pratiquement plus sentir le grain sous la dent.
Huilez un grand bol et versez-y le gari. Laissez reposer couvert de film étirable. Au bout d'un quart d'heure, le gari doit se démouler facilement. Vous pourrez le servir avec le gombo.
Assez vite, les légumes s'assouplissent et la sauce prend forme. Ajoutez quelques petits piments entiers, le poisson réservé au frigo et le maquereau fumé. Terminez la cuisson quelques minutes sur feu doux.
Il est temps d'ajouter la glorieuse touche finale : quelques cuillerées à soupe d'huile de palme rouge qui donneront au gombo son éclat de soleil couchant et son goût caractéristique. D'ordinaire j'utilise de l'huile zomi du Togo, très concentrée. Cette fois j'ai choisi une huile rouge en provenance de Guinée, de saveur plus douce. Je le saurai pour la prochaine fois : rien ne vaut l'huile du Togo. En tout cas cette huile, très saturée, est souvent figée ; il faut squeezer la bouteille en plastique pour l'extraire.
Laissez fondre
quelques instants, retirez du feu, rectifiez l'assaisonnement et servez
avec le gari démoulé.
Le fils, actuellement en goguette au Russian
Tea Room, à Gray's Papaya ou chez Katz, est dispensé de panini pour
aujourd'hui. Quant à celui dont je n'ai pas de nouvelles, j'aimerais
lui faire passer le message : la table est mise.