Petit coup de pompe
C'est normal, le voyage est long et nous n'en sommes pas encore à la moitié. S'il ne faisait pas si chaud, j'aurais peut-être meilleur moral. Mais c'est le plein été ici, et la veille de notre arrivée a été qualifiée de "jour le plus chaud de l'histoire de Bangkok" (eh bé !). J'enregistre une petite baisse de tonus psychique. Chaque sortie, de nuit ou de jour (peut-être davantage de nuit) me fait l'effet d'entrer dans un four. Pendant que j'admirais le marché hier matin, je ne me suis pas rendu compte que je servais de petit dèj' à quelques moustiques. Il y a autre chose. Le photographe et moi, nous n'avons pas réussi à prendre une photo de plat hier après-midi. Mauvais choix d'assiette, électricité dans l'air, il y a des jours où on ne trouve pas la solution. Pourtant j'avais rapporté de bien belles choses du marché. Mais bon, quand ça ne vient pas, ça ne vient pas.
Hier soir chef J. et T. nous ont emmenés au sommet de la State
Tower, où le bar en plein air, sur une plate-forme, est déconseillé aux
sujets au vertige. Du parapet (une simple vitre) on découvre l'étendue
immense de Bangkok. Le gratin local et importé s'y bouscule, on entend
parler américain, allemand, japonais, français, thaï, la jeunesse dorée
et l'âge mûr moins
doré s'abordent en un body-body mondain et haut perché. En général ce
genre d'ambiance m'horripile.
Du sommet aménagé en lounge bar, on descend vers la plate-forme par un
escalier monumental. Puis on se retourne et on découvre un
abominable dôme kitsch soutenu par des colonnes ioniques et illuminé de
puissants projecteurs. Un sourire de chat du Cheshire qui aurait le
râtelier de Donald Trump flotte dans les cieux au-dessus de la scène.
Plus goût de chiotte tu meurs. Je crois qu'il fut un temps où le chic
n'était pas vulgaire. De nos jours, les deux sont quasi synonymes. La
classe, du moins c'est ce que je crois fermement, se trouve beaucoup
plus bas. C'est ainsi que
l'Asie exprime sa prospérité : dans certaines villes, les sommets de
gratte-ciel sont tous
plus absurdes les uns que les autres. Depuis que Philip Johnson a osé
coiffer son AT&T building d'une
corniche Chippendale dans les années 80, certains ont compris la leçon
de travers et le résultat fait de la peine. Ici encore, cela reste
modéré. Mais attendez qu'on soit à Shanghai pour qu'on en reparle.
Pour
corser tout ça, il y a un orchestre de jazz pour Américains et une
chanteuse du même métal, ce qui me hérisse toujours. La laideur atteint
son comble. Je cherche à échapper à mon environnement immédiat en
promenant
le regard tout autour et le spectacle de la ville illimitée me fait
tourner la tête. Il fait tellement chaud, même en altitude, que mon
Pepsi, pourtant avec glaçons, tiédit à grande vitesse. C'est un instant
étouffant, pénible, intensément bizarre et cauchemardesque. Au secours,
je
veux rentrer !
De retour à l'hôtel, j'allume la télé pour la première fois depuis mon arrivée. Je zappe sur TV5 et je tombe sur Le Bonheur d'Agnès Varda, que je n'avais jamais vu. Je suis scotchée, presque hallucinée. Des 2CV bleues, des 404 jaunes, des robes à fleurs, des jardins de banlieue, Jean-Claude Drouot période Thierry La Fronde et un romantisme parfaitement français, à la fois cruel et gracieux, simple et subtil. Je pense irrésistiblement aux Parapluies et aux Demoiselles (un de mes films préférés), l'affinité Demy-Varda se fait évidente. Pour moi, Demy (et ici Varda) sont un soufflet permanent à la misogynie et à la superficialité de Truffaut (dont je ne prise guère les films, à part La Peau douce). Quel plongeon au cœur de l'âme française ! On ne pouvait pas m'évoquer plus puissamment la mère patrie. Ce film n'aurait jamais pu être tourné ailleurs qu'en France, il représente une sorte de quintessence de notre culture, dans ses moindres aspects visuels et scénaristiques. Donc, petit pincement au cœur, pour la nostalgie du pays (eh oui) mais aussi pour cette espèce de paradis perdu qu'était le romantisme amoureux français des années 50 et 60, si sensuel mais aussi délicat et tendre. Un gros dodo pour passer à autre chose.