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chez ptipois
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10 mars 2005

Le livre de Bifrons

Je l'ai connu vers la fin des années 70, je l'ai perdu de vue depuis, j'ai repensé plusieurs fois à lui ces dernières années. Je me suis mise à le rechercher et j'ai demandé de ses nouvelles en divers endroits. J'ai fini par retrouver sa trace, mais le destin avait décidé que nous ne nous reverrions qu'avant-hier. Et que lors de ces retrouvailles, il serait devenu deux.
C'est un petit livre de cuisine, écrit sous le pseudonyme de Bifrons. Le titre : 200 Recettes secrètes de la cuisine française. Des amis qui s'occupaient en été d'un refuge alpin en Chablais s'en servaient fréquemment. Pas mal de choses et de gens m'ont appris à faire la cuisine, mais ce petit bouquin a joué un grand rôle dans la formation de ma curiosité culinaire, d'abord en commençant mon apprentissage de recettes non par les bases les plus élémentaires mais par un savoir caché, aussi simple que spectaculaire. L'ouvrage rassemble, comme l'indique le titre, deux cents recettes secrètes — soit des secrets bien gardés, confiés par des chefs, des mères, des amis ; soit des préparations oubliées et retrouvées par hasard heureux. Il y a beaucoup de recettes anciennes, et pas mal de bizarres. D'autres paraissent sans relief ni mystère, mais, à l'exécution, elles révèlent le petit détail qui change tout. Bref c'est un des livres de cuisine française les plus précieux qui puissent exister sur terre, et la mauvaise nouvelle, c'est qu'il date de 1965 et qu'il est épuisé.
Ma première revue de livre porte donc sur un ouvrage très difficile à trouver, et qui n'est donc rien que pour moi (tant que vous ne l'aurez pas acquis vous-même ou, qui sait, qu'il ne sera pas réédité). En fait, comme je l'écrivais plus haut, je l'ai recherché pendant des années. J'ai signalé à une libraire spécialisée que j'étais sur sa piste, et la semaine dernière (quelque trois ou quatre ans après cette démarche), un coup de fil m'informait qu'il était à ma disposition.
Entre-temps, j'avais fait une recherche sur Internet et je l'avais trouvé, exemplaire unique et unique occurrence sur toute la Toile, chez un bouquiniste en ligne. Je l'avais donc commandé, n'espérant plus de nouvelles de la libraire ; et le temps avait passé. J'en étais venue à croire que le paquet s'était perdu dans la nature. Survint alors le coup de fil. Ma grand-mère disait souvent « Vaut mieux tenir que de courir », et c'est pourquoi j'ai fait l'acquisition d'un des deux exemplaires proposés : un broché à couverture jaune, un cartonné à couverture blanche, intérieur identique. Le broché coûtait trente euros de moins que le cartonné, en outre sa couverture était plus jolie. J'ai donc choisi le broché. Le surlendemain, le paquet arrivait enfin. Chance, c'était la version cartonnée ! Me voici donc en possession de deux exemplaires de 200 Recettes secrètes ; et non, je ne désire pas en vendre un pour le moment.



Mon exemplaire broché est beaucoup plus intéressant que l'édition « de luxe », non seulement parce qu'il est plus beau mais aussi parce qu'il est dédicacé. Et pas à n'importe qui : à Françoise Giroud. Non que ça m'impressionne particulièrement, mais ce qui est intéressant, c'est que cette dédicace est signée. Jean Bouret (« 1/2 Bifrons », précise-t-il, facétieux). Pourquoi a-t-il choisi ce nom ? Pensait-il tout simplement à Janus Bifrons (ce qui est un peu sommaire en matière de nom de plume ; si tout le monde faisait comme lui…), au démon astrologue Bifrons, allumeur de feux sur les tombes (j'en doute), ou peut-être au Jacobus Bifrons qui écrivit, en 1556, une lettre à Conrad Gesner sur la fabrication des fromages ? (Epistola de caseis.)
La solution, je l'ai trouvée en feuilletant le livre. Au début de la recette du lapin à la moutarde de Mâcon (page 117), je lis : "Aucun des deux auteurs de ce livre  n'aime le lapin…" Et voilà ! Adieu la démonologie à deux centimes, la mythologie latine et l'épître sur les frometons. Bifrons signifie seulement qu'il y a deux auteurs. Et que l'un des deux, vraisemblablement, s'appelait Jean Bouret. On en tient un.
Mais qui est, peut-être était, Jean Bouret ? Il fallait qu'il eût une certaine renommée dans un domaine non culinaire pour produire cet ouvrage sous pseudonyme et le dédicaçât à une journaliste déjà célèbre. Une recherche Google ne laisse, apparemment, pas d'équivoque : Jean Bouret, actif depuis la fin des années 40 jusqu'à une date indéterminée (les détails biographiques sont inexistants), est un grand critique d'art, auteur d'articles et de monographies (l'école de Barbizon, Bernard Buffet, etc.) Voilà donc une partie du mystère éclaircie, c'était un amateur d'art qui aimait aussi la bonne cuisine, ce qui en fait quelqu'un de sympathique a priori. Et qui notait ses recettes en homme d'esprit, rigoureux mais non psychorigide, dans ce style fluide et aimable qui caractérise l'écriture culinaire « à l'ancienne » : pas de liste d'ingrédients, on donne les quantités chemin faisant et on décrit les gestes de façon précise, organique, non mécanique.
Arrivons aux recettes. Elles sont, comme je l'ai décrit plus haut, parfois faussement simples, et parfois vraiment bizarres. Puisqu'il s'agit de secrets, je crois qu'il est important de les suivre à la lettre, du moins la première fois qu'on les exécute. On n'a pas affaire à un clafoutis, à un gigot de sept heures de plus, bref à un lieu commun de bobonne qui après tout souffrira peu d'une modification (et même, parfois, de ne pas être fait du tout). Il n'y a rien à jeter, il faut tout prendre : les détails qu'on croit déjà connaître par cœur comme les excentricités qui nous font hausser le sourcil. Deux litres de vinaigre ? Farcir des côtes de blette ? De l'huile et du beurre dans une pâte à tarte ? Eh bien, sachez que ce livre a été rédigé, corrigé, mis en page avec le plus grand soin. Rien n'y est par hasard. Si vous achetez d'occasion un tailleur de grand couturier et que les boutons vous aient un air bizarre, par pitié, portez-le quelque temps avant de décider si oui ou non vous changez les boutons. Le couturier savait ce qu'il faisait en les choisissant, et il a pensé chaque détail en fonction de l'ensemble. C'est pareil pour la vraie cuisine et c'est exactement ce qui fait l'intérêt des recettes de Bifrons.
Voici un extrait de la note de l'éditeur :
Ceci n'est pas un traité de cuisine ; il en existe un grand nombre, et fort bien faits, où figure tout ce qui fait le fonds commun et connu de la gastronomie française. Il s'agit ici de recettes choisies pour la qualité exceptionnelle des mets auxquels elles conduisent. Elles n'ont pas pour autant été récoltées dans d'autres ouvrages [note de Ptipois : c'est assez rare pour être salué] ; bien au contraire : toutes ont été recueillies auprès de praticiens éprouvés qui en détenaient soit le secret (c'est le cas le plus fréquent), soit le détail ou le tour de main décisif (pour celles que l'on peut trouver ailleurs). […] Les amateurs et les cordons-bleus pourront sans difficultés particulières, grâce à ce livre nouveau, confectionner et goûter de grands plats. Il leur suffira de se conformer, mais exactement [c'est moi qui souligne], aux indications et recommandations qui leur sont données. La cuisine « est un art simple et tout d'exécution » ; ces deux cents recettes le prouvent.

Bien. Vous savez déjà beaucoup de choses, mais il manque un détail essentiel. C'est pourquoi je suis en train de vous chercher une recette.

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Commentaires
P
Je l'ai acheté en ligne, c'est le moyen le plus simple. Sinon, vous pouvez toujours inspecter les foires au livre et les bouquinistes. Il y en a de spécialisés dans les ouvrages de cuisine mais attention, ils sont chers.<br /> Le site Galaxidion où j'ai acheté mon exemplaire me semble être à court de munitions, mais essayez ça :<br /> http://www.libroseltrovador.com/index_trovador.php/cPath/29<br /> et voyez si le livre est encore disponible.
L
Je viens de lire votre commentaire sur ce livre. Aie me voila maintenant à çà recherche. Votre description de ce livre en fait une joyau culinaire pour l'homme de bon sens qui aime la vie dans sa simplicité mais aussi dans sa complexité. Me voila à la quête du Graal des cuisiniers amoureux de leur art et de la bonne chaire.<br /> Si par hasard vous pouvez m'indiquer ou me le procurer je suis preneur, car sans être un grand cuisinier j'adore l'art de la table avec des convives joyeux pratiquant avec amour cette pation commune.<br /> Merci encore et peut-^tre à bientôt.
B
Moi aussi je l'ai cherché pendant des années... et pourtant, il était là.. sous mon nez! Ma mère, légitime possesseur et praticante me le laissait simplement lire! Puis, finalement, dans une brocante, je l'ai repéré entre milles autres, comme un diamant dans un tas de charbon et maintenant je le cache dans ma biblio au milieu des ouvrages ésotériques pour ne pas risquer qu'on me l'emprunte!<br /> Mais ma démarche ne rejoint pas la votre: je ne souhaite pas partager ces secrets. Du moins pas tout de suite. Comme l'alchimie et la pierre philosophale, il faut une longue, longue pratique pour accepter de faire "simple" en cuisine, de ne pas jouer l'esbrouffe ou le clinquant et il faut avoir le sens rassi! Et il y a quand même une petite restriction concernant l'usage de ces recettes: beaucoup trop de citron partout! <br /> Bonne journée et bonne dégustation avec vos amis!
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