Réponse à l'âme aliénée par le bricolage
Cher ami,
Vous me posez, dans votre dernier commentaire, la question suivante : L'ombre de William Somerset Maugham continue-t-elle de hanter le Raffles ?
J'y réponds : s'il n'y avait que l'ombre de Somerset Maugham ! Cet
hôtel est unique parmi les hôtels parce qu'il possède une âme. Il est
parcouru d'ombres, mais ce n'est jamais lugubre, parce qu'il s'agit
d'ombres littéraires (il n'y a pas eu que Maugham) ; et habité d'un
souffle qui pourrait bien s'apparenter à celui de l'inspiration. La
dernière ombre à avoir hanté le Raffles — le spectral Michael Jackson,
occupant de la grande suite Sarkies — n'est certainement pas moins
obscure ni plus vivante que celles qui y ont leurs mystérieuses
habitudes. Les longues arcades dallées de marbre de Carrare semblent
effleurées en permanence par les pieds ailés des Muses.
Il n'y a ici
que des suites, le degré de luxe faisant la différence. La plupart se
composent d'un salon et d'une chambre séparés par une cloison percée de
deux fenêtres, une de chaque côté de la porte. Cela donne à la cloison
un curieux air de façade. Chacune de ces deux fenêtres est équipée de
persiennes que l'on ouvre le matin et qu'on ferme le soir, les fenêtres
donnant sur l'extérieur (allée couverte et jardin tropical) étant,
quant à elles, dotées de doubles rideaux de gaze et de dentelle
blanche. Le mobilier est parfaitement anglais, sombre et suranné, et il
ne contribue pas peu à plonger le visiteur quelque cent trente ans en
arrière. Jamais je n'ai séjourné en un lieu où le voyage dans le temps
était si immédiat et si puissant ; il n'a pas besoin du concours de
l'imagination, il s'impose, il n'y a pas moyen d'y résister. Je crois
même que le plus obtus, le plus égocentrique des microbes braillards ne
saurait y être insensible. C'est dire. Le passé se restitue rarement à
nous avec tant de jeunesse et de fraîcheur. Si je voyais Kipling, ses
binocles et sa moustache traverser le jardin devant moi, je serais à
peine surprise. Kipling d'ailleurs a laissé une ombre ici, comme
beaucoup d'autres. Il n'a d'ailleurs pas été gentil. Dans un de ses
écrits, il conseillait de dîner au Raffles mais d'aller coucher
ailleurs, les chambres étant, disait-il, très mauvaises. Entre-temps
les choses ont eu l'occasion de changer et les vertus hospitalières du
Raffles de s'affiner. L'hôtel, dans les années 80, était proche de
l'anéantissement. C'est en 1987, cent ans exactement après sa création,
qu'il fut déclaré monument historique. Ce fut le début d'une ambitieuse
campagne de restauration, doublée de la construction d'une nouvelle
aile très respectueuse du style de l'édifice. Les moulures, les
chapiteaux des pilastres, les détails architecturaux furent
redécouverts sous des épaisseurs d'enduit, de ciment et de peinture, un
peu comme les bouddhas d'or de Thaïlande furent retrouvés sous la
couche de plâtre qui les avait protégés, à la fin de la période
d'Ayuthaya, de la convoitise des Birmans. Les jardins furent replantés,
les sols se couvrirent à nouveau de tapis persans tissés main, des
meubles splendides furent achetés — banquettes Ming à panneaux de
marbre ocellé, lits chinois à opium, tables, fauteuils et buffets
anglais de style colonial victorien. L'un des deux grands billards qui
font l'orgueil du Bar & Billiard Room est d'origine. Le dernier
tigre de Singapour (zoo non compris) fut tué au sous-sol, sous la salle
de billard, mais il fut mis en joue à partir de celle-ci, les deux
espaces étant communicants. De là est venue la légende du tigre tué
sous le billard du Raffles.
La configuration du bâtiment entier est celle d'un grand couvent
très complexe (tout en cours-jardins, en atriums et en arcades, comme
autant de cloîtres bordés de promenoirs), il faut un certain temps pour
trouver son chemin entre tous ces espaces juxtaposés, emboîtés et
parallèles. En fait, il s'agit d'un village où, au hasard de sa marche,
on rencontre un restaurant (il y en a dix-huit en tout), une boutique,
un musée, un salon, un bar, un jardin, une fontaine, une passerelle...
Humainement parlant, aussi, c'est un village. Le nombreux personnel, en particulier le personnel de cuisine, s'auto-organise comme une grande famille, ou plutôt comme un grand groupe d'amis, toutes couleurs confondues. Je n'ai jamais connu, dans aucune cuisine professionnelle, une telle ambiance, une telle joie de vivre partagée par tous. C'est très émouvant. Et c'est partout le même sourire, la même sollicitude, la même façon de devancer le moindre désir. Les touristes qui viennent visiter l'hôtel troublent à peine
le calme pesant des plantes tropicales et des grands ravenalas. Parfois une double porte s'ouvre pour céder le
passage à quelques cuisiniers chinois, malais, indiens, européens ou un
peu de tout ça ; le tintement métallique des woks, des karhais, des
couverts d'argent et des poêles lyonnaises s'en échappe pendant un bref
instant, puis tout se tait de nouveau. Les ombres continuent de
glisser, et d'ailleurs la nuit équatoriale tombe : vite, comme il se
doit. Quelque chose alourdit l'atmosphère déjà pas bien légère : ce
qu'on avait pris depuis quelques heures pour de sourds bruits de
moteurs d'avion n'était autre qu'un bon gros tonnerre qui finit par
éclater, accompagné de trombes d'eau. Il faut voir alors les palmiers,
les ravenalas, les plantes aux larges feuilles onduler sous le vent, se
courber sous la pluie. L'averse détache les fleurs des frangipaniers
blancs, imprégnant l'air d'une odeur entre la rose et la vanille. Les
employés de l'hôtel retirent en hâte les coussins des fauteuils de
rotin et les rangent contre les murs. Ils posent sur le sol de marbre
des pancartes jaunes : Caution. Wet floor. Un épais rideau d'eau bleuit les façades, les ombres sont ravies de ces orages shakespeariens.
Au musée de l'hôtel, j'ai vu dans une vitrine un
coquetier en argent. Il m'a été expliqué que cet objet, "emprunté" vers
1905 par une cliente et rapportée en Angleterre, fut restitué par le
petit-fils de cette dernière. Probité britannique ou, peut-être, simple
conviction qu'un objet appartenant au Raffles n'a de sens qu'au Raffles
? Pour moi, c'est un bon moyen de décrire le pouvoir d'attraction de ce
lieu.