Was there really a tiger?
Y avait-il réellement un tigre sous le billard ? Est-ce que je rêve depuis deux jours ?
Je
sais bien que je vous fais baver d'envie avec mes récits de balades
asiatiques (je m'en excuse) et les denrées exceptionnelles que j'ai la
chance de déguster, mais, sans vouloir montrer d'ingratitude envers ma
chance, c'est tout de même un récit, quoique véridique. Tout paraît
plus beau à travers l'écriture. Seulement voilà, honnêtement,
ce n'est pas toujours rose. Je vous passerai des détails inutiles (et
qui ne concernent que moi) sur les luttes que j'ai dû mener pour
imposer ce projet et le protéger des prédateurs. Sur quelques cobras
que j'ai dû avaler. Ensuite sur mes efforts infructueux pour limiter
les fatigues du voyage. Le voyage était une chose, mais l'errance en
était une autre, je parle d'errance intérieure, et je m'en serais bien
passée. Mais en
arrivant ici, à Singapour, tout s'est mis en place : jusqu'alors je
séchais, je manquais d'inspiration, je ne savais par quel bout prendre
la matière de mon travail. L'ordre sous-jacent de toute cette aventure
m'échappait ; j'en avais trop bavé pendant les mois qui avaient précédé
le départ et j'avais un peu perdu la foi. En plus, le thème que j'avais
imaginé pour le projet n'existait que dans mon imagination ; chemin
faisant, peu à peu, je m'en rendais compte, et mon imagination — seul
recours en telle circonstance — refusait de se mettre au boulot. À
travers la fascination du voyage, une amertume restait constante,
quoique discrète. Il manquait quelque chose, non pas tant à mon confort
qu'à mon entendement. Jusqu'au jour où nous avons quitté Bangkok, le
matin du 11 mai.
Au petit matin, je m'éveille avec un début de
migraine et j'avale quelques cachets en espérant qu'elle aura disparu
au moment de partir. Mais au moment où nous quittons l'hôtel, elle a
redoublé. Je comprends vite que j'ai affaire à la pire crise depuis des
mois, le genre de migraine qui frappe en moyenne une ou deux fois par
an. Et il faut prendre l'avion ! Heureusement, ce n'est qu'un vol de
deux heures. Ceux qui ignorent ce qu'est une migraine ne connaissent
pas leur bonheur. À l'aéroport de Bangkok, je crains de tomber à chaque
pas, la tête me tourne, l'estomac me vrille, le foie hurle à la mort,
bref : please let me die. Je tends ma carte d'embarquement
dans un état second, je boucle ma ceinture la mort dans l'âme, je ne
touche pas une miette de mon déjeuner, un orchestre de gamelang
javanais se déchaîne dans mon crâne, je regrette de n'avoir pas écrit
mon testament et je perds connaissance au bout d'une demi-heure. Un
choc violent m'éveille en sursaut : le 747 atterrit à Singapour, mais
je sais que mon calvaire n'est pas terminé. Ce genre de crise ne
s'estompe ordinairement qu'au coucher du soleil.
Je ne sais pas trop comment j'ai traversé le contrôle des passeports et le baggage claim,
mais je me souviens d'un jardinier vaporisant de l'eau sur une
profusion d'orchidées à l'aéroport et d'un vaste parking ombragé de
grands arbres en forme de parasol. Je tombe plus que je n'entre dans
une limousine à sièges de cuir, à côté de notre siège sont posées une
petite bouteille d'Évian glacée et une serviette froide parfumée au
jasmin. Ces deux objets me sauvent la vie et me redonnent un soupçon de
conscience. Je ne sais pas trop non plus comment j'ai trouvé la force
de répondre au chauffeur qui, tout en nous amenant au Raffles, nous
commente dans les moindres détails ce que nous découvrons par la
fenêtre. Je sais seulement que j'ai retenu la moindre de ses paroles.
Le véhicule s'arrête devant une magnifique façade blanche à colonnades
; un géant indien en livrée et en turban me tend la main, et je me dis
que je suis au paradis et que je ne voyais pas tout à fait les anges
comme ça. Éberluée, je découvre le magnifique lobby du Raffles. Une
partie du personnel et le manager nous accueillent, nous tendent
leurs cartes. Je n'ai pas la force de chercher la mienne, je crois à
peine à ce que je vois. Masse blanche déferlant à tribord : trois chefs
en grande tenue, rien n'y manque, et surtout pas la toque. Mes yeux se
posent sur leurs noms brodés en rouge sur leur sein gauche, mais les
lettres dansent et je ne peux rien lire. Deux d'entre eux parlent
français, le plus grand a des fjords dans les yeux et un accent
suédois. Je salue, je remercie, je rends grâces, et c'est à peu près le
maximum que mes forces me permettent de faire. Je balbutie que je suis
malade et que je dois me reposer. On m'amène à ma chambre sans perdre
une seconde et on me fait porter des cachets antidouleur. J'ai juste le
temps de me rendre compte que la chambre est une suite coloniale de
style anglais et que le lit est d'un confort paradisiaque, qu'un
ventilateur au plafond distribue un air frais et doux, et je tombe à
plat dans le duvet pour ne me réveiller que deux heures plus tard,
ressuscitée.
Luxe, calme et volupté. Et surtout sourire, courtoisie,
civilisation. Une énergie incroyable se dégage de ce bâtiment et des
personnes qui y travaillent. L'ambiance en cuisine est fabuleuse, pour
la première fois je vois une équipe manifestement heureuse d'exister,
un travail en commun qui donne de la joie à tout le monde. Alors que
jusqu'à présent nous avions surnagé dans une espèce d'indéfini auquel
nous avions fini par nous habituer, ici nous sommes encadrés, compris,
entendus, soignés et chouchoutés. Tout s'organise simplement, sans
flottement. Une première réunion avec les cuisiniers et l'assistant
manager
décide de notre programme en dix minutes, aucun détail n'est
laissé de côté, nous nous sentons délivrés de tout souci. Nous
reconnaissons que nous avons de la chance, mais ce répit d'une semaine
au paradis est clairement un don des dieux, pas forcément immérité
compte tenu des obstacles que j'ai dû surmonter. Il ne fait pas que
restaurer notre corps : il remet mon esprit en ordre. Il donne une
cohérence à ce qui n'en avait pas, il me fait soudain découvrir la
logique de toute mon entreprise. L'intelligence que je vois à l'œuvre
partout ici, dans les jardins, la déco, le management, la cuisine — non
seulement l'intelligence mais aussi la bonne intelligence, si la nuance
est assez éloquente — vient réveiller mes capacités intellectuelles qui
s'étaient mises en vacances. Vous voyez donc qu'il m'a fallu revenir de
loin pour pouvoir de nouveau alimenter ce blog.
J'ai dû également surmonter de nouveaux obstacles photographiques, par exemple cette fois c'est le lecteur de memory stick qui est mort. Encore souffrante, j'y ai enfoncé une carte à l'envers. On ne fait pas plus bête.
My first Sony
Mais il y a autre chose. Devant
les signes de faiblesse répétés de mon petit Konica Revio (deux ans de
bons et loyaux services tout de même), j'ai profité des prix avantageux
du matériel photo à Singapour pour céder à la tentation d'un Sony
Cybershot dernier modèle (7 M/pixels), attirée par l'optique Carl Zeiss. Il faut toujours un peu de temps
pour apprivoiser un numérique, surtout si l'on change de marque. Mais
déjà j'apprécie ses qualités optiques, en particulier la sensibilité de
son capteur, sa finesse d'exposition et ses blancs dégradés, les plus
doux et les plus équilibrés que j'aie jamais vus chez un numérique,
même reflex. En outre, pas de retard au déclenchement, et j'en ai
profité pour acquérir des focales supplémentaires — grand angle et macro — que je fixe à l'objectif au moyen d'un
astucieux système d'aimants. J'ai hâte de
mieux connaitre mon nouveau copain.
Une arcade du Raffles et un test du nouveau Sony Cybershot : les blancs sont parfaitement maîtrisés, sans retouche. Auparavant, les numériques avaient tendance à surexposer les zones claires.