Sans lien apparent
Avec le repos que j'ai trouvé ici, à Canton, en cette fin de janvier par 24 degrés centigrade, toute envie de relier les points pour découvrir l'image cachée m'a quittée. Moi qui cherche toujours à savoir pourquoi, pourquoi, peu importe comment, j'ai fait taire par désir de tranquillité mon besoin d'interpréter les choses. Une des grandes leçons que m'enseigne cette ville — peut-être la Chine en général, mais cette ville en particulier c'est sûr — consiste à m'apprendre à faire silence. Le mental se tait, va faire la sieste, tandis que les pieds avancent et que les yeux restent ouverts. Ici le monde a cessé d'être un jeu à points, un trivial pursuit sans queue ni tête, un roman à clefs. Seule demeure l'écorce des choses. Et elle seule suffit à tout m'expliquer.
Pardonnez à l'avance l'aspect décousu de ce post. Considérez qu'il se présente comme un costume chinois à l'ancienne, ample et souple, qu'aucun bouton n'assemble mais qui tient par un jeu complexe de nœuds et de plis. Et ne croyez pas trop hâtivement qu'il ne vous raconte aucune histoire.
La petite marchande de gâteaux m'a vue m'accroupir devant son étal pour prendre la photo selon le bon angle. Elle n'a témoigné ni surprise, ni hostilité, ni défiance. Elle n'a pas pris la pose non plus. Elle a répondu à mon attention par la sienne. Seule se lit sur son visage une timidité gracieuse et un peu triste. Il était impensable de ne pas tirer parti de cette lumière du soir.
Avant de quitter Paris, j'ai eu une pensée charitable pour mes cervicales, torturées au fil des voyages par mon gros reflex Nikon (bien-aimé) et ses optiques en plomb massif. Ayant fait pour Noël l'acquisition d'un compact Lumix LX3, je me suis dit "chiche" et je n'ai emporté que celui-là. Mesure prophylactique et défi technique. Je voulais me débrouiller avec ce petit appareil, découvrir ce que l'on peut accomplir avec lui et lui seul.
Bilan : depuis mon arrivée, j'ai pas mal mitraillé. Chose curieuse, je ne fais pratiquement aucune post-production et je retouche beaucoup moins qu'avec le Nikon D80. Il est très rare, avec le LX3, que j'éprouve le besoin de corriger la chromie, la luminosité, les niveaux, voire le cadrage et l'aplomb. Pour la plupart, les photos de ce post n'ont subi ni retouche ni recadrage. En vertu du principe énoncé plus haut, je renonce à essayer de comprendre pourquoi.
Cette attitude nonchalante s'explique pourtant par certains détails. Ce séjour prend des allures de vacances mais n'en est pas vraiment. C'est parce que je viens ici pour me faire soigner, d'où mes retours fréquents, aussi souvent qu'il m'est possible. J'admire la façon dont les médecins traditionnels chinois pratiquent ce que j'appellerai le "diagnostic inversé" (inversé par rapport aux principes occidentaux, évidemment). Par exemple, au lieu de vous demander : "Ça vous chatouille ou ça vous grattouille ?", ils vous regardent quelques instants d'un œil pénétrant et vous disent, avant que vous ayez eu le temps de faire ouf : "Ça ne vous chatouille pas, ça vous grattouille." Au médecin dont vous voyez ci-dessus la main gauche baguée d'or et de jade et la main droite rédigeant mon ordonnance, j'ai simplement dit : "Ah oui, et je tousse depuis trois mois, vous pouvez y faire quelque chose ?" Regard pénétrant (deux secondes pas plus) suivi de la description précise et minutieuse d'une foule de symptômes que je ne lui ai jamais décrits. L'ordonnance est rédigée au moment où je me remets d'un profond étonnement.
Ordonnance ici exécutée par une jeune pharmacienne à l'aide d'une petite balance en laiton. Dans les innombrables tiroirs qui encadrent sa frêle silhouette, les innombrables plantes de la pharmacopée chinoise.
Sur Dong Jiao Lu, une petite sœur (par le regard) de ma marchande de gâteaux fait des réussites.
À propos de cartes. Mon hôtel est établi au-dessus d'un grand marché. L'autre jour, un jeu passionné s'y déroulait. (Le Lumix LX3 a d'intéressantes fonctionnalités noir et blanc.)
Non loin de là, sur le pont, un petit garçon méditait.
(Soit dit en passant : il m'aurait été beaucoup plus difficile de prendre ce cliché, ainsi que le précédent, avec un gros reflex. Contrairement à ce que disent certains photographes pour qui l'œil est tout et l'affaire est entendue, je suis de plus en plus persuadée que les modalités technologiques conditionnent le style de façon non négligeable. L'aspect "discrétion", par exemple, peut tout changer.)
Celle-ci (chrysanthèmes cultivés en plein quartier de Fangcun) est là juste pour le plaisir.
On va terminer par un peu de packaging, juste parce que cet après-midi a été consacré à une visite des halles de Canton à la recherche de produits exotiques venus du lointain et énigmatique Occident (mozzarella, olives noires, anchois, parce qu'on a soudain eu envie de faire une pizza. Rigolez pas, rien de tout cela n'est facile à trouver. Nous avons dû faire quatre magasins pour tout rassembler.) La poésie des boîtes de conserve et des étiquettes chinoises me séduira toujours.
Bonjour, je suis un petit cochon et j'orne les flancs d'un énorme bidon de saindoux.
Lait concentré sucré en bouteilles. Le navire sur ces belles étiquettes évoque l'histoire de ce produit, effectivement lié par ses qualités de conservation aux longs voyages par mer avant l'ère du réfrigérateur. De là sa présence dans tant de recettes "coloniales" tout autour du monde (pâtisseries caraïbes, tartelettes aux œufs de Canton, Hong Kong et Macao, thés et cafés au lait d'Asie du Sud-Est et d'Indonésie…).
La même chose en boîte de fer-blanc. C'est bien entendu pour le Double Bonheur que j'ai pris la photo. Vous n'imaginiez tout de même pas que j'allais laisser passer une telle merveille.