Un festin de cochon
La résidence où je crèche temporairement est située dans un quartier un peu excentré, sur la grande rue Narathiwat. Celle-ci croise une autre grande rue dont le nom m'échappe, mais ces artères intraversables à pied — sinon en faisant l'ascension de rares passerelles ou en jouant à la roulette russe sur les passages protégés purement décoratifs — sont bordées de grands restaurants de plein air. Plusieurs fois, lors de mes déplacements, j'avais remarqué un groupe de guinguettes de ce type, apparemment consacrées au cochon.
L'enseigne promettait, sinon un festin, en tout cas une fête. Évidemment, ce que j'avais remarqué tout d'abord, c'étaient des rangées de cochons de lait entiers fendus en deux et embrochés sur de grandes fourches à deux dents. Les bestioles sagement alignées attendaient les clients. Non loin de là se tenaient des grils à charbon de bois, et un poste de découpage munis de la fameuse planche ronde chinoise en bois de bout et de sa panoplie de tranchoirs.
Ci-dessus, une table de découpage. Sous le billot sont rangées les fourches qui servent de broches pour les petits cochons.
Quand
on commence à se familiariser avec les étals de cuisine de rue à
Bangkok, les spécialités deviennent vite répétitives. On identifie d'un
seul coup d'œil les chariots de johk muu (bouillie de riz),
de poulet de Hainan, de soupe de nouilles aux boulettes de poisson, de
jarret de porc mijoté, etc. Ensuite, on discerne mieux les raretés, les
délices qu'on ne trouve pas partout et dont il faut profiter. Mais ces cochons de lait entiers, je ne les avais jamais
vus ailleurs. Il me semblait être en présence du quartier général, de
l'épicentre du suckling pig.
Il fallait donc essayer.
Évidemment, pas toute seule. J'ai attendu que mon copain Edmond se
mette de la partie, et c'est ainsi que nous avons, un soir, gravi la
passerelle et arpenté sur quelques centaines de mètres les trottoirs
défoncés de la rue Narathiwat à la rencontre de ces énigmatiques
cochonnets.
Nous sommes accueillis chaleureusement, et avec cette expression de surprise amusée qui accompagne l'arrivée de farangs là où on n'a pas l'habitude de les voir. Tout au long du repas, nos couverts et nos assiettes seront remplacés à mesure qu'ils se couvriront de déchets divers ; nos couverts aussi, dès qu'ils seront sales et hors de nos pattes ; nos verres seront remplis régulièrement, les glaçons ajoutés quand il le faudra, et l'acier brossé de la table sera essuyé à plusieurs reprises. On a beau être entre terrain vague et échangeur autoroutier, on n'a pas un service d'une telle qualité chez Ducasse.
Près de la table de découpage, le découpeur attend. Sur la droite, sous le néon, vous pouvez apercevoir les petits cochons embrochés.
Nous
passons commande : de la Singha bien fraîche et — surprise — du
cochon de lait. Nous comprenons vite qu'il faut commander au minimum un
cochon entier, la maison ne fait pas dans la demi-portion. Tant pis, on
demandera un doggy bag. Mon compagnon espère que ça peut se
faire. Je pense que, dans un pays qui a érigé l'usage du sac en
plastique au niveau d'art majeur, ça ne devrait pas poser de problème.
En fait, il s'agit de porcelet laqué. Voici le principe : les petits cochons qui attendent sagement sur leur broche sont précuits au charbon de bois et sont prêts pour la seconde cuisson. Dès qu'un client commande un cochon, on en prend un et on le repasse sur le gril en le tournant et en le retournant pendant un petit quart d'heure, tout en l'arrosant d'une marinade liquide (probablement à base de sauce de soja et de sucre de palme) à l'aide d'un tampon de chiffon attaché au bout d'un bâton.
Cette
opération, menée avec virtuosité, produit un cochon à la peau
uniformément acajou et croustillante. Une fois doré à souhait, le
cochonnet s'en va sur le billot du découpeur.
Vous
voyez ici le cochon au terme du premier découpage. Veuillez excuser le
flou, il faisais nuit et il fallait prendre la photo très vite. Ce
découpage ne concerne que la couenne, selon le principe du canard laqué
pékinois. Le découpeur commence par la détacher en grands lambeaux
longitudinaux, dont il dégraisse délicatement la face inférieure.
Ensuite il coupe perpendiculairement ces lanières de couenne laquée en
portions carrées, qu'il replace sur le cochonnet à l'emplacement exact
où ils se trouvaient avant découpage. Le cochon, une fois reconstitué
au moyen de ce quadrillage, peut être porté à table.
Ci-dessus, notre cochon à nous. On y a déjà mis une dent ; la couenne est ultra-croustillante, mais manque un peu de relevé. On nous a donné une sauce brune très sucrée, apparemment de la mélasse de palme légèrement diluée à la sauce de soja, mais le moment où nous ne pouvons plus nous celer la vérité arrive vite : croquer la couenne de tout un cochon à deux, ça devient vite écœurant.
Voilà pourquoi, arrivés aux oreilles, nous calons. Pressés de voir partir le cochon dépiauté, nous réservons les deux trophées sur une assiette à part. Quelques minutes plus tard, en effet, le cochon de lait, dûment redécoupé sur le même billot que tout à l'heure, nous revient frit au wok avec ail et poivre blanc. Nous n'avons plus très faim, mais c'est très bon tout de même. Une chose est certaine : c'était une expérience à faire.