Hedone, London (2)
Encore un dîner remarquable à Hedone jeudi soir, 2 février. C'est de mieux en mieux, pour atteindre à présent un niveau inconcevable pour un restaurant ouvert depuis juillet dernier, sachant que le chef y faisait ses premiers vrais pas de chef. Pas étonnant, d'après ce que j'ai entendu, que certains étoilés commencent à faire la gueule lorsqu'ils croisent Mikael. Les biscuits au fromage berkswell garnis de gelée de groseille ont fait place, pour l'amuse-bouche, à des croquants de sarrasin eux aussi garnis d'une gelée acidulée. Je préférais les biscuits au berkswell, surtout sous leur forme de lunettes à la confiture, mais franchement aucune importance compte tenu de ce qui va suivre. Nous n'avons pas d'idée précise de ce qui nous attend puisque nous sommes "entre les mains du chef", mais les odeurs célestes qui nous arrivent de la cuisine ouverte ne laissent planer aucun doute.
L'umami flan est déjà un classique. C'est la troisième fois que je goûte cette interprétation du chawan-mushi qui se veut un support fidèle de la "cinquième saveur". À chaque fois, la recette change, le chef ne paraissant jamais totalement satisfait du résultat. Cette fois, il arrive à bon port, même si la dernière édition était déjà délicieuse. L'équilibre des goûts est parfait, la texture est soyeuse sans être trop riche, le confit d'algue s'est fait plus discret ainsi que le shirodashi, qu'on ne sent qu'en touche mesurée. Ce qui était naguère une expérience est devenu une friandise.
Deux huîtres à peine touchées par une légère cuisson, sur une gelée d'eau de mer, de part et d'autre d'une trace de betterave. Une extraordinaire longueur en bouche accompagnée par un alsace blanc de Josmeyer — le cépage m'échappe. Pardonnez si cette histoire part un peu dans tous les sens (ça n'a pas été le cas du dîner, oh non), mais je dois bien insister sur la grande qualité des accords vins. Le sommelier ici n'a pas sorti ses bouteilles sous l'influence de lieux communs, de portes ouvertes enfoncées. C'est plus fréquent qu'on ne le pense. Il est allé chercher derrière les fagots, il a pris le temps de goûter, de rêver ses accords. On les croirait issus de sensations oniriques plutôt que de dégustations réelles, car chaque vin s'associe au plat par une touche subtile, intuitive, quasi magique. Je précise parce que, de toutes les critiques que j'ai pu lire sur ce restaurant, de la plus désabusée à la plus dithyrambique (il y en a davantage dans ce dernier cas), aucune ou presque ne mentionne les accords vins. Et ce n'est pas M. A.A. Gill, qui ne boit jamais de vin, qui va arranger les choses. Donc, qu'on se le dise : à Hedone, les accords vins sont carrément extraordinaires.
Il y a bien entendu du super-poisson autour des côtes britanniques, il suffit de regarder une carte de l'archipel pour s'en faire une idée. Et dans la Manche, il y a des solettes (slip soles). Mikael Jonsson, comme pour tous ses poissons, fait appel à la pêche de petit bateau. Dans ce cas précis, le pêcheur ne fait pratiquement que de la solette. C'est un spécialiste. Et sur cette assiette, c'est doux, c'est fondant, l'arête se détache sans qu'il y ait la moindre surcuisson. Le tout relevé par une petite sauce au beurre et quelques pousses de pourpier acidulées.
Deux petites noisettes tendres de cerf sika (une race japonaise acclimatée dans le sud-ouest de l'Angleterre) accompagnées de trompettes-des-morts, de pomme croquante, de foie gras cru et d'une raviole d'abats de cerf. Un jus de venaison corsé. À peine sept mois après avoir ouvert le restaurant, Mikael compose désormais ses plats comme s'il avait été chef toute sa vie. D'ailleurs en quelque sorte il a été chef toute sa vie : je n'en doute plus. J'y reviendrai.
Peu avant qu'arrive ce cinquième service, je trouve que Mikael a l'œil qui frétille. De toute évidence il s'apprête à faire un coup fumant. Et comme la cuisine est très bien organisée et qu'on n'attend pas longtemps entre les services, la surprise n'est pas longue à apparaître : c'est une bécasse, une belle bécasse entière de chasse locale. Servie avec un coulis de cresson, un autre coulis de ses abats et quelques salsifis confits. L'oiseau est à point, faisandé juste ce qu'il faut (si l'on ne peut pas faire confiance à Mikael pour ça, on ne pourra faire confiance à personne), et tout imprégné de ce fumet sauvage intense qui fait dire à certains que la bécasse est le meilleur des gibiers à plume.
À côté de l'assiette, un toast garni des entrailles de la bécasse, quelques pousses de salade et la tête rôtie fendue en deux, à soulever délicatement par le bec pour croquer la cervelle. Merci Mikael, je n'avais pas mangé de bécasse depuis 2003 et la fameuse soirée du Café de Flore, organisée avec Yves Camdeborde pour la sortie d'un livre consacré à la bécasse rôtie auquel j'avais participé. Le chef avait fait venir trois cents bécasses, pas moins. Mais ce soir, assise bien au chaud, un santenay éloquent dansant dans le verre, j'ai le temps de prendre toute la dimension de ce plat. Mikael se sent à l'aise dans son lieu, dans ses gestes, dans ses activités. Sa pratique de la cuisine a enfin rempli le cadre, épousé la forme qu'il s'est imposée voici quelques mois. Il a fait ses gammes, la mécanique est rodée, et maintenant qu'il joue une partition solide il peut raffiner sur les détails. Il peut même se permettre des clins d'œil, des sophistications, quelques touches de son humour nordique à coups de serpe.
Le premier fruit du sol britannique à se pointer avant le printemps est ici mis en valeur : la rhubarbe champagne, poussée en forcerie, si colorée que sur les marchés encore grisouille elle apparaît en grandes touches de rose fluo. Clin d'œil à la saisonnalité cette fois : l'association est ici rhubarbe-betterave, deux plantes de la même famille (bonne idée), et qui s'entendent vraiment très bien. La petite meringue style pavlova me paraît aromatisée à la fleur d'oranger : Mikael me confirmera cela ou non, mais quoi qu'il en soit ce dessert est une merveille.
"Tu as déjà eu le millefeuille ici ? — Non. — Alors tu auras le millefeuille." J'aimerais être punie comme ça tous les jours. En fait nous sommes deux à table avec chacun son millefeuille aux pommes super-croustillant, et la force en goût du feuilletage éveille des hypothèses : une touche de fromage ? Il s'avère que non, la pâtissière utilise pour le tourage un beurre si puissant qu'il rend la pâte savoureuse, presque salée.
Je ne vous conseillerai jamais assez ce restaurant, qui est une espèce de miracle. Peu importe le lieu : partout ailleurs Mikael aurait procédé de la même façon et obtenu des résultats du même niveau. En effet, c'est — on est tous d'accord — un restaurant où l'on met en valeur le produit, mais ils sont pas mal à faire ça de nos jours et Mikael le fait selon ses principes. Donc c'est beaucoup plus qu'un restaurant de produit : un restaurant de démarche, d'approche. Il y a un élan derrière tout cela, cet élan est sensible dans chaque assiette et c'est la passion de Mikael. Le métier de chef, disait-il l'autre jour au festival Paris des Chefs, s'est révélé différent de ce qu'il avait cru. Quelles que soient les difficultés que cette parole évoque, j'ai été ravie de l'entendre. Elle signifie beaucoup. Entre autres, j'en suis certaine, que ce métier le rend encore plus heureux qu'il ne l'avait prévu ; qu'il ne cesse d'en découvrir les dimensions, qu'en tant que self-trained chef il va chercher dans des coins où les professionally trained ne vont pas toujours. Une cuisine tout en surprise, en idées lumineuses, saisissant au vol le moment opportun, jouant désormais avec talent de la fabuleuse palette des produits britanniques.
Rappel avant de prendre vos jambes à votre cou et l'Eurostar à l'arrache : Hedone, 301-303 Chiswick High Road, London W4 4HH, téléphone +44 208 747 0377.
Le restaurant a désormais un site - http://www.hedonerestaurant.com - et vous pouvez les suivre sur Twitter @HedoneLondon (mais ils ne twittent pratiquement pas, trop occupés à cuisiner sans doute). Quant au site gastroville.com, il est encore dans les choux.