Shan Goût : le gâchis
Une table dressée dans le Zhejiang (et donc pas à Shan Goût).
À propos de cuisine chinoise et de thés chinois, figurez-vous que je m'autocensure. Un scrupule me retient, la crainte qu'en m'exprimant pour répondre aux innombrables âneries que j'entends et lis sur ces sujets, je ne sois à l'origine de grosses vexations. Quand on me demande mon avis, je m'efforce de tempérer mes propos. Quand on ne me le demande pas mais que quelque chose ou quelqu'un allume la mèche qui me fait exploser (du foin hors de prix passant pour du thé haut de gamme, par exemple), je regrette ensuite mon franc-parler, car j'ai lu dans les regards des déceptions, le regret d'avoir jeté de l'argent par les fenêtres, un retour à la case départ, voire une franche hostilité — et c'est entièrement de ma faute. Pourtant ma culture sinologique est limitée — comment pourrait-il en être autrement ? Je vais environ deux fois par an en Chine, et là j'apprends, j'apprends. Et plus j'apprends, plus j'ai la certitude que je ne sais rien, et chaque information ne fait que creuser plus profondément le gouffre de ce que j'ignore. En revanche, ce que je sais, je n'ai pas à en rougir devant l'ignorance et parfois la morgue de ceux qui croient savoir. Ferran Adrià le dit et le répète : la grande cuisine de demain, celle qui fournira les bases du modèle à venir, c'est la ou plutôt les cuisines chinoises. Mais le message ne passe pas encore. Il lui faudra des années, voire une ou deux décennies. Il faudra changer de paradigme et on n'en est pas là. Et Ferran, comme d'habitude, a plusieurs années d'avance. C'est normal. La Chine est à la fois redoutée et méconnue. Souvent ridiculisée dans la sphère médiacratique. Mais des Chinois qui se chargent eux-mêmes de ridiculiser la Chine, c'est beaucoup plus rare. C'est pourtant ce que j'ai trouvé ce soir à Shan Goût.
Shan Goût est un petit restaurant du 12e arrondissement. Comme je ne vous encourage pas à y aller, j'en reste là côté adresse. J'y ai retrouvé ce soir un ami très cher, qui avait choisi le lieu de rendez-vous. Tant mieux : la première et dernière fois que j'y y étais allée, c'était aussi pour le retrouver, et j'avais apprécié le contenu des assiettes mais l'avais trouvé insuffisant. En sortant, on crevait la dalle. Je trouvais que le chef donnait à son service une inflexion dangereusement parisienne (assiettes individuelles, architecturées mais peu garnies). Et donc je n'y étais jamais retournée, car je n'apprécie pas de voir la cuisine chinoise dépouillée d'une de ses grandes vertus : le partage et la générosité. Que voulez-vous, j'ai pris des habitudes dans le Zhejiang et le Guangdong, sans oublier le Fujian, et même à Paris où il y a des restaurants chinois tout à fait corrects.
Donc je reçois ce SMS me filant rencart à Shan Goût. "J'ai faim", ajoute-t-il. J'ai failli répondre : "Si tu as faim, ce n'est pas à Shan Goût qu'il faut aller." Mais je me suis abstenue, voulant laisser une chance au restaurant. J'aurais peut-être dû me lâcher.
Quoi qu'il en soit, me voici arrivée à Shan Goût avec l'estomac dans les talons et la dalle en pente. Il y a du monde, uniquement des longs-nez, pas un seul Chinois. Il est vrai que je ne partage pas l'opinion courante que la présence de Chinois dans un restaurant chinois est un signe de qualité. Et alors ? Il y a bien des Français dans les mauvais restaurants français, donc ça ne veut pas dire grand-chose. Mais soyons raisonnable, zéro Chinois dans un restaurant chinois, ça veut tout de même dire quelque chose. Et là, il suffit de lever les yeux vers le menu-carte (au feutre noir sur un tableau en haut du mur) pour comprendre que ce qu'on sert ici n'a plus rien à voir avec le protocole du repas chinois, où l'on choisit parmi une variété de plats afin que tout le monde à table puisse partager. Donc le portionnement individuel à table est rare en Chine, hormis quelques services au bol (bouillons et soupes) dans les banquets. L'essence du repas chinois, c'est le plat collectif, le festin communautaire, la plâtrée de nouilles où tout le monde pique, la soupière où tout le monde plonge, le plateau tournant et toute cette panoplie d'exquises manières de table que cela implique.
À Shan Goût, pas de carte, on est servi au menu, entrée-plat-dessert, et basta. Entrée-plat-dessert en Chine, ça fait rigoler. Et vu les comptes rendus des plats sur les blogs et les commentaires de blogs, l'offre n'a pas beaucoup varié depuis l'ouverture. Et c'est une entrée par personne, un plat par personne, le tout chichement servi sur des assiettes strictement individuelles qui rendent le partage malaisé. Nous demandons une entrée de plus, histoire de picorer, et cela provoque une discussion avec le serveur. Je demande un thé sur l'ardoise (quelques belles références de thés d'origine sont proposées, à des prix astronomiques, entre 8 et 12 euros par personne) et cela provoque aussi une discussion. Je m'y prends à trois reprises pour dire "An Ji Bai Cha" alors que c'est écrit gros sur l'ardoise. Je sais que ma prononciation du mandarin n'est pas terrible, mais je constate surtout que le serveur semble complètement largué dès qu'on lui demande quelque chose. Le service est raide, peu serviable. On n'a pas du tout l'impression que la maison va "s'arranger" si l'on fait une demande un peu spéciale — c'est-à-dire un peu plus conforme à la table chinoise, quoi. Rien de plus.
Qu'on nous apporte six jiaozi avec leur sauce vinaigrée, et tout va bien encore. Les jiaozi sont faciles à partager. Ils sont par ailleurs délicieux, riches en verdure, fins et goûteux. Cette légèreté, cette fraîcheur de goût me rappelle la cuisine du Zhejiang. C'est effectivement la province d'origine du chef.
Arrivent les nouilles dan dan. Pardonnez le flou non artistique au premier plan, le point a été fait à la va-vite et à la main, vu que j'étrenne un nouvel objectif sans autofocus — mais je précise que si le point avait été fait sur les nouilles, vous n'y verriez pas beaucoup plus clair. Ces dan dan servies en quantité spécial Schtroumpf (vous avez déjà vu un vrai plat de nouilles chinoises ?) sont mollasses, la sauce au sésame sans finesse, et brosse-toi pour partager l'assiette à deux. Mon camarade n'a pu éviter la tache sur son foulard Paul Smith. Je pense qu'il faut laisser la cuisine du Sichuan à ceux qui savent la faire. Désolée si c'est vache. C'est la vie qui est vache.
Dans le fond, cependant, et nimbées d'une brume automnale sur les monts Kunlun (l'objectif ouvre à 0,95), il y a la vraie réussite du repas : des mini-têtes-de-lion (boulettes de porc enrobées de riz gluant) cuites à la vapeur. Saveur, moelleux, tendreté, parfaite texture à la fois tendre et élastique de la farce de porc, souple résistance du riz, on mange des petits nuages, c'est très bon.
Nos deux plats (puisque deux plats il y avait) étaient bons également : un porc sauté en sauce pimentée et un poulet aux châtaignes. Les produits ne sont pas de très haute qualité mais il y a du savoir-faire.
Mais le vrai drame, c'est le service du thé. De toute évidence, on a réfléchi à la carte des thés (et encore plus à leurs prix). L'usage d'un grand verre à double paroi montre qu'on a aussi réfléchi au service. Donc j'ai commandé un An Ji Bai Cha pour deux. C'est un thé vert du Zhejiang fin et sucré, sans âcreté, riche en arômes de brioche beurrée. 12 euros par personne : ça a intérêt à les valoir. Je connais les thés verts du Zhejiang, et l'An Ji Bai Cha, c'est à la fois délicat et puissant. L'arôme brioché s'échappe des feuilles séchées comme de l'infusion. D'où ma surprise, peu après avoir vu arriver ce grand verre sur la table, de ne percevoir aucun parfum. Le thé ne dégage rien ; en revanche l'eau, elle, dégage des effluves presque indésirables. Je ne suis pas certaine qu'on fasse très attention à l'eau, et pourtant c'est la base. Je me demande d'où vient la fadeur du thé. D'abord, 12 euros, c'est de l'arnaque. Ça le serait déjà si l'on avait mis les 7 grammes de thé correspondant à une dose. Là, à vue de nez, on est plutôt du côté des 3 grammes. 12 euros, c'est à peu près le prix de 50 g de feuilles en vrac d'un bon An Ji Bai Cha. Or ce n'est pas, manifestement, un très bon An Ji Bai Cha. La ridicule pincée peut aussi contribuer à expliquer la faiblesse de l'infusion. Enfin, il se peut aussi bien que l'eau flingue tout.
Pas très réjouissant tout ça. Le thé ne commence réellement à exprimer un arôme que plus d'une demi-heure après le début de l'infusion, lorsque celle-ci est presque entièrement bue. Je demande alors une nouvelle infusion, selon la mode chinoise. À la deuxième infusion, ce thé a des chances de présenter un peu plus d'intérêt qu'à la première. Je n'irai pas jusqu'à supposer qu'il fera aussi une bonne troisième infusion, mais au moins qu'on me laisse en profiter un peu, et en plus j'ai soif. Le serveur semble totalement scandalisé par ma demande. Il fait des gestes incohérents en direction de l'ardoise et finit par me faire comprendre qu'on ne verse pas une deuxième eau sur les thés verts. Mon œil ! En Zhejiang, les chopes de thé sont remplies plusieurs fois, inlassablement, comme c'est le cas pour tout thé en Chine. Long Jing, An Ji Bai Cha, Mao Jian, peu importe. Plus le thé est de bonne qualité, plus on peut faire d'infusions. Et de toute façon, qu'il soit d'accord ou non, je ne vois pas ce qui l'empêche de me verser un peu d'eau chaude là-dessus. Is it some skin off his back? Il va s'en resservir, de ces feuilles ? Il compte les réinfuser pour un autre client ? Comme je me permets d'insister, il appelle le chef à son secours. Le chef, d'un ton très sec, m'annonce qu'il n'est pas question de me donner de l'eau chaude "parce que ce n'est pas bon pour le thé". C'est ça, prenez-moi pour une idiote. Dites plutôt "Parce que je préfère vous facturer encore une fois 12 euros pour 3 grammes de thé bas de gamme infusés dans de l'eau de vaisselle", ça aura au moins l'avantage de la sincérité.
Mais qu'attendre d'autre d'un restaurant où la cuisine chinoise est trahie dans sa généreuse essence par ce mode de service pingre et étriqué, par cette course à la rentabilité mal dissimulée (portions chiches, produits de qualité moyenne), par ce recours incongru et dénaturé à la formule entrée-plat-dessert ? En plus, la maison n'accepte pas les chèques et ne prend les cartes bancaires qu'à partir de 22 euros par personne... Dommage, car il y a ici un cuisinier qui connaît ses classiques (du Zhejiang je précise, les plats d'autres provinces n'étant pas aussi bien réalisés). D'où le titre de ce post. Je ne ferai pas de revue de presse et j'en resterai là, sans essayer de comprendre pourquoi blogueurs et journalistes ont tous l'air d'aimer ça (tout de même, ce que le Fooding a sorti là-dessus laisse rêveur). Oui, la Chine et son art de vivre sont encore méconnus et risquent de le rester encore quelque temps.
Mais courage, Ferran ! On tient le bon bout.