Un foie gras en Chine
Suichang (Zhejiang).
La grande Chine a en commun avec le grand Sud-Ouest d'être un pays d'oies et de canards. Et quand on goûte la délicatesse de la petite oie cantonaise laquée, la richesse sapide de la soupe de canard du Zhejiang ou la puissance corsée d'une lichette de canard séché du Guangdong (réchauffée sur du riz vapeur), on ne doute pas que la région maîtrise le palmipède à la perfection.
La délicieuse soupe de canard du Long Jing Manor (Hangzhou) nous fut servie l'autre soir parmi les nombreux plats du dîner. C'est la simplicité même, mais sa concentration en saveur justifie sa réputation.
Aux vitrines des rôtisseries cantonaises, l'oie laquée voisine avec le char siu, le poulet à la sauce de soja et la poitrine de porc croustillante.
Dans le Zhejiang, le canard fumé et séché au soleil prend une physionomie à ravir les égyptologues. Rencontrée comme ça au détour d'un chemin, la vision, plus évocatrice de François Villon ou des catacombes siciliennes que de Bon appétit bien sûr, peut dérouter. Le goût de ce canard est fort et complexe, moins salé que celui de la version cantonaise mais plus giboyeux.
Voici ce même canard avant séchage, marinant dans la sauce de soja avec ses gésiers, le tout lesté de lattes de bambou.
Mais le principal objet de ce post est un mets qui ne fait pas partie de la tradition chinoise : le foie gras.
Il y a pourtant du foie gras chinois. J'avais fait sa connaissance en 2004, à l'ouverture de Sens&Bund, le premier restaurant des frères Pourcel à Shanghai. On m'avait alors appris que c'était du foie gras d'oie, qu'on ne faisait pas de foie de canard et que les producteurs étaient plutôt dans l'ouest du pays. J'avais goûté : c'était bon, un produit très correct, mais ça ne m'avait pas bouleversée. Pas moins, au demeurant, que les autres foies gras d'oie qu'il m'était arrivé de goûter en France. De toute façon, je préférais le canard. On m'avait bien expliqué, en Alsace, que le goût du foie gras d'oie était plus délicat que celui du canard. Fort bien, mais cette délicatesse m'échappait. J'avais du mal à éprouver la saveur. En fait, je ne voyais pas vraiment l'intérêt.
Ce Noël 2010 à Canton m'a fait changer d'avis. Nous nous sommes procuré un foie d'oie du Sichuan du côté du marché de Qingpin, puis, le jugeant trop petit pour sept convives, nous en avons acheté un autre plus gros. A vue de nez, ça remplirait bien la marmite de terre familiale. Jing se chargerait de la préparation et de la cuisson, avec mes conseils. Seb m'avertit d'un problème : ces foies gras, selon son expérience, rendaient beaucoup de sang à la cuisson. Je proposai alors un bon dégorgeage à l'eau froide, au moins 12 heures au frigo, en plus des suggestions que je jugeais adaptées au produit. Couleur rose très pâle, texture ferme sans trop d'élasticité : l'affaire s'annonçait plutôt bien. Tout semblait indiquer que j'avais devant moi des foies gras parfaitement honnêtes.
Je vous passe les détails car je vous donne la recette plus bas. Inutile de vous dire que cette préparation avait pour moi tout de l'expérimental et que j'en attendais les résultats avec anxiété. Si vous connaissez un peu la cuisine du foie gras, vous savez que l'ingrédient a toujours quelque chose d'imprévisible. Et puis, comme annoncé plus haut, je n'ai pas l'habitude du foie d'oie. Et enfin, c'est du foie gras chinois. Carrément. No shit.
Voici la terrine après repos de 24 heures et après Noël. Vous pouvez voir qu'on lui a déjà en partie réglé son compte. Juste après refroidissement, une bribe goûtée à la pointe d'un couteau m'a surprise : si tout le reste est comme ça, ça va être grandiose. Et en effet ce fut grandiose. Une couleur claire, pure et uniforme (que j'attribue en partie au long dégorgeage) ; une texture onctueuse sans excès de gras, légère et finement soyeuse ; et un goût… un goût ! Ça y est, j'ai enfin compris : j'ai compris pourquoi on fait tout un plat du foie gras d'oie et pourquoi on l'a longtemps jugé supérieur au foie de canard. C'est à la fois léger et profond, long en bouche, fin et crémeux, doté d'un goût de noisette très prononcé. C'est tout simplement fabuleux. Et il a fallu que je vienne en Chine goûter les produits d'éleveurs du Sichuan pour enfin comprendre ce que le foie gras d'oie a de si extraordinaire.
Vive la Chine, que voulez-vous que je dise d'autre ? Voici la recette ci-dessous. Je pense que nous avons eu la chance de tomber sur un produit exceptionnel, mais il n'y a aucune raison de croire qu'avec un foie gras d'oie français de bonne qualité, vous ne puissiez obtenir le même résultat.
Foie gras d'oie du Sichuan au vin de riz
2 foies gras d'oie de 500 g chacun environ
vin de riz (vin jaune). En France vous pouvez utiliser un vin de riz de Shaoxing, ou, si vous y tenez, un jerez amontillado ou oloroso.
sel
poivre noir moulu
poivre du Sichuan moulu (facultatif)
Faites dégorger les foies entiers dans de l'eau froide pendant 12 heures au réfrigérateur, en changeant l'eau deux ou trois fois.
Au bout de ce temps, essuyez-les et déveinez-les avec la pointe d'un couteau.
Reconstituez les foies. Dans une grande terrine, frottez-les de sel, de poivre et de vin jaune de riz. Nous n'avons pas utilisé de poivre du Sichuan mais j'en mettrais volontiers une petite quantité.
Laissez reposer 30 minutes à température ambiante.
Faites cuire 1 heure au four entre 76 et 80 °C, sans dépasser cette température.
Laissez refroidir, retirez l'excès de jus, couvrez d'une assiette et lestez d'un poids.
Réfrigérez 12 heures, mais le foie gras est encore meilleur au bout de 3 ou 4 jours.
Le mot de la fin : quand les ligues de protection animale et autres bonnes âmes shootées à l'anthropomorphisme (mais peu au courant de la biologie des palmipèdes) auront réussi à interdire le foie gras dans tout le monde occidental, une consolation : on pourra toujours venir déguster du foie gras en Chine.