Bob, emmène-moi à Deauville.
Le sujet, pourtant, ne laisse aucun doute. Mais je trouverai tout de même le titre en fin de rédaction, maintenant c'est trop difficile. Je sais déjà qu'il n'aura ni queue ni tête, parce que — oui — il s'agit bien du festival Omnivore Deauville (qui n'est plus OFF, ce qui semble indiquer qu'il accède cette année au rang d'institution, gageons qu'il aura bientôt son Off en bonne et due forme dans le sens "Off Broadway") ; oui je prends comme chaque année depuis trois ans le Corail pour méditer sur la JCQB (Jeune Cuisine Qui Bouge), car c'est bien le sujet ; mais dès mon arrivée, je m'aperçois, comme chaque année, que j'ai envie de ne pas parler que de ça. Et particulièrement cette année. Alors ne vous attendez pas à un compte rendu : ce post n'est pas assez complet, loin de là, pour mériter ce nom.
C'est parce que c'est la Normandie et février en même temps, que le vent qui siffle n'est arrêté par aucun bâtiment élevé, que lorsqu'il s'engouffre dans les rues muettes il prend une odeur fraîche et hautaine de thé Earl Grey ; que l'atmosphère de cette ville semi-dépeuplée en hiver se révèle identique à celle qu'a immortalisée le cinéma. Je sors de la gare conservée dans son jus années 20, prends à gauche dans les rues mouillées et c'est tout droit — tout est simple dans ce plan urbain —, l'air froid et la solitude font résonner mes pas, les roulettes de la valise ronronnent sur les pavés. Tout ça est une incitation au hors-sujet. Car soudain je me retrouve face à lui, comme chaque année. Je viens de retrouver Bob, et la Jeune Cuisine Qui Bouge disparaît temporairement de mon champ mental.
Roger Duchesne dans Bob le Flambeur (Jean-Pierre Melville, 1956).
Bob dit le Flambeur est là, à la sortie du casino, avec sa belle gueule de voyou et des pavés de billets de banque plein les bras. La forteresse couleur thé au lait, malgré l'ajout de quelques diodes, n'a pas changé depuis que Melville a mis en scène le casse désastreux du casino de Deauville : le flambeur habitué à perdre, assis pour faire diversion à la table de jeu, s'est mis à gagner, gagner et regagner et à oublier tout le reste, vidant sans effraction le coffre que ses complices s'attendaient à nettoyer au sous-sol. Une curieuse combinaison de coup providentiel et de tuile, la chance et la poisse absurdement mêlées. Un film d'une rare élégance, une histoire noble et ironique qui finit mal et bien en même temps. Mon genre de film.
Alors qu'est-ce que je vais bien pouvoir dire sur la JCQB, moi qui ces temps-ci suis fascinée surtout par ce qui ne bouge pas ? Un barnum GDF Suez — bienvenu sous une pluie très mouillée — est dressé devant l'entrée du festival. Je lui rends grâces de m'offrir, en plus d'un croissant et d'un stylo-bille en bois naturel, une transition confortable entre le souvenir de Bob, trop accaparant, et mes retrouvailles avec la JCQB. Je change de monde, d'époque, et je lis : redécouvrons l'énergie. Beau programme. Y a-t-il effet une énergie à redécouvrir en France ? Et si oui, pourquoi la cuisine ferait-elle exception ? Qu'en est-il ? Je ne crois pas avoir trouvé d'élément de réponse. Je crois de plus en plus à l'évolution et de moins en moins au bougisme.
J'en vois justement un qui illustre le slogan au point de le faire mentir : Katsumi Ishida (du restaurant lyonnais En Mets Fais ce qu'il te Plaît) ne redécouvre pas l'énergie, il ne l'a jamais perdue et il le montrera en cuisinant non-stop tout au long de deux journées de dégustations. Entre autres des noix de saint-jacques grosses comme le poing.
Alors partons à la recherche de l'énergie. L'Homme à l'écharpe (ainsi nommé parce que, quelque soin que vous preniez à choisir une écharpe, il en aura toujours une plus belle que vous — j'ai essayé, vous fatiguez pas) inspecte les pièces à conviction apportées par Carlo Mirarchi (Roberta's, Brooklyn). L'énergie est-elle dans cette cuillère ? La Jeune Cuisine s'arrête un instant de bouger. On retient son souffle.
Il y a des moments admirables, voire qui émerveillent, mais peu qui émeuvent. Les jaunes d'œufs de Grégory Marchand (Frenchie, Paris) m'ont émue. Il a suffi de trois œufs de poule pour révéler toute la passion et l'humilité de ce chef. Trois jaunes comme les trois vers d'un haiku. Bon, le fin mot de l'histoire, c'est qu'ils n'étaient pas tout à fait assez frais pour rester fermes, mais cette observation dépoétise tout et donc je la retire. Je suis sûre que dans la cuisine parisienne où Grégory officie (tout seul, on s'incline), les œufs sont de première fraîcheur et restent cois sur leur lit de ricotta, prêts à recevoir sans perturbation leur capuchon de pâte à ravioles. Mais là c'était "Alors on va faire trois ravioles", et puis un peu plus tard "Bon, ben on va en faire deux" et enfin "On ne va en faire qu'une." L'Homme à l'écharpe recadre les événements : "De toute façon, au restaurant, il n'y en a qu'une dans l'assiette." Ou comment les aléas de l'approvisionnement dans un festival culinaire n'empêchent pas de découvrir un chef talentueux et sincère, et même aident à le révéler.
L'énergie, ça se retrouve aussi en allant manger un morceau. Bougeons avec Claude Colliot, car il sait où il y a des frites.
Frites brûlantes et thé au lait : le quatre-heures normand hivernal.
Pas encore redécouvert l'énergie, mais retrouvé avec beaucoup de joie mon ami Jérôme, le photographe du livre Cantines (dont j'avais assuré le stylisme).
Jérôme est en plein travail sur les photos d'un livre ; dans l'objectif, Ola Rudin et Sebastian Persson (Trio, Malmö).
Qui me donnent une belle illustration de la Jeune Cuisine Qui Bouge.
Et maintenant je vous laisse, Bob attend dehors.