Mes sorcières bien gonflées
Ça avait commencé froidement, ce jour de janvier, aux alentours des rues Froidevaux et Daguerre. J’avais rendez-vous rue Liancourt avec mon ami et dear dining companion John. Quelle raison a-t-on de se rendre dans la calme rue Liancourt quand il fait si froid ? Pour y déjeuner au nouveau bistrot de Ghislaine Arabian, Les Petites Sorcières. Je me souviens des Petites Sorcières, cela remonte à une dizaine d’années. Lorsque je travaillais pour le Guide Lebey des restaurants parisiens, ce restaurant était tenu par un monsieur Christian Teule et ce qu’on y mangeait n’était pas mal. Je me souviens aussi d’un délicieux vouvray perlant servi en carafe. Mais aujourd’hui je me pelotonne dans un manteau pas assez chaud, espérant atteindre le bistrot avant d’attraper la crève.
J’ai tenu à accompagner John lors de ce repas pour découvrir la cuisine de Ghislaine Arabian, dont j’ai entendu en son temps beaucoup de bien. Je n’ai en effet aucune expérience de ce chef et j’ai un a-priori favorable. Et puis j’ai froid, je crève de faim, mangeons.
Chose qui nous surprend tous les deux, la chef n’est pas en cuisine mais en salle : elle fait le service. Nous supposons, ou plutôt nous espérons, qu’elle cale bien les choses avant que le service ne commence et qu’elle se repose sur une brigade en béton.
Voici les entrées. La poêlée de palourdes de John (une marinière aux poireaux) est correcte mais sans plus, minimum syndical. Ma crème de chou-fleur est une de ces soupes de restaurant lourdement crémées qui sont en fait de la crème aromatisée au chou-fleur. Les deux premières cuillerées sont très bien, mais dès la troisième l’excès de richesse écœure déjà. C’est non seulement lourd mais aussi daté. On servait ce genre de crème au début des années 90, puis on est passé à autre chose, mais pas ici. Notre vin : un bordeaux qui, lui aussi, assure le minimum syndical. Jusqu’à présent, pas de quoi se relever la nuit. Nous attendons nos plats pour commencer à parler sérieusement du contenu de nos assiettes. Et nous sommes prêts à prendre en considération toutes les circonstances atténuantes.
Et c’est à cet instant que, dans ce restaurant, entre le sel de la terre.
Anton Ego fait son apparition.
Si vous vous demandez encore qui est Anton Ego, c’est que vous n’avez pas vu Ratatouille. Dans ce film, c’est le critique binocleux, filiforme, grave et compassé qui sème la terreur dans les restaurants. Certains critiques ont cru se reconnaître dans ce personnage, mais en réalité il résulte d’une combinaison de plusieurs d’entre eux, et pas seulement français, additionnée d’un aspect fictionnel indéniable. Toujours est-il que celui qui vient d’entrer aux Petites Sorcières fait très probablement partie des modèles pour Anton Ego. En un peu plus rond, en un peu plus mou, en moins grand, mais l’air de famille est bien là. C’est pourquoi je lui donne ce nom.
Était-il attendu ? Un bref regard, un autre : mon expérience d’enquêteuse me renseigne. Une table de fortune a été dressée devant le bar. Je traduis — je reconstitue le coup de fil certainement passé il y a moins de quinze minutes : « Allô ma petite Ghislaine. Vous avez encore de la place ? Ah, on va se pousser un peu ? C’est très gentil. À tout de suite. »
Cette arrivée de critique ex machina décide non seulement du sort de notre repas, mais de celui de toute la salle.
À partir du moment où l’auguste postérieur journalistique se pose sur sa chaise, une étrange torpeur s’empare de la cuisine. Plus rien n’en sort.
En fait de sorcières, il doit bien y avoir quelque chose, des sortilèges, des fées Carabosse, parce que d’un seul coup, tout s’endort comme dans La Belle au bois dormant.
Nous nous demandons ce que nous verrions si nous poussions la porte de la cuisine. Tout le monde endormi, appuyé sur le Bamix encore dans la purée ou coudes croisés en oreiller sur les marmites ? Tout le monde mort ?
Ah, si, la porte s’ouvre deux fois. Aucune fée, aucune sorcière n'apparaît. Ce sont les assiettes pour Anton Ego.
Oui, mais plus personne d’autre n’est servi. Tous les clients étant arrivés à peu près en même temps, cela signifie que tout le monde attendra son plat près de quarante minutes. On me dit quarante-cinq, montre en main, mais je n’ai pas vérifié moi-même, la faim et le bordeaux générique me faisant un peu tourner la tête.
Anton Ego mastique, l’air très satisfait, le sourcil haussé. Une grosse vingtaine d’estomacs, non loin de lui, gargouillent.
« Il y a un problème, c’est certain », me dit John au bout d’une demi-heure d’attente. « Je crève la dalle », lui dis-je. C’est à ce moment que je prends conscience de ce qui se passe, voyant Anton Ego mastiquer. Toute activité a cessé en cuisine le temps que l’on ait servi le maître. Et pendant ce temps-là, la maîtresse des lieux l'entoure, volette, s'assoit à sa table pour une petite conversation, et toutes les autres personnes assises dans sa salle cessent d'exister pour elle.
Quarante-cinq minutes d’attente pour un plat, c’est long. Très long, croyez-moi. Je prévois alors qu’il faudra attendre qu’Anton Ego ait fini tout son repas pour que la cuisine se remette à fonctionner pour le commun des mortels.
Les meilleures choses ayant une fin, Anton Ego se lève et prend congé, sans payer la moindre addition. Je soupire : on va enfin être servis.
Je ne me trompe pas ; encore une dizaine de minutes et nos plats apparaissent. La raie grenobloise de John n’est pas mauvaise (il n’est pas de mon avis), mais on ne peut décemment pas l’appeler grenobloise, avec ses deux ou trois câpres déconfites et une totale absence de citron et de croûtons. Mon hachis Parmentier n’est pas un hachis Parmentier. C’est un petit fond de ragoût de bœuf, probablement une carbonade, sur lequel on a flanqué une louche de purée un peu grumeleuse et une cuillerée de sauce, et qu’on a passé cinq minutes au four. Non, non et non. Tout cela est du foutage de gueule.
Nous nous regardons, navrés. Nous payons notre addition et nous partons sans avoir commandé de dessert. À quoi bon ?
J’apprends un peu plus tard que Claude Lebey a décrété que ce bistrot était "le meilleur du genre". Bien que je n’aie pas accès au contexte de cette citation et que, donc, je ne puisse pas préciser à quel genre il fait allusion, je suppose que sa critique est élogieuse. Mais s’il s’est passé ce que je crois, et qu’on lui ait prodigué le même traitement qu’à son collègue, il n’y a aucune raison de s’étonner.