Un cadeau et la recette homérique qui en découle
J'ai reçu l'autre jour d'Isabelle, de retour de l'île d'Amorgos, un cadeau très précieux qui m'a touchée au-delà de toute expression, car il montrait à quel point son auteur me connaît bien. Cueillir des plantes sur une île méditerranéenne en pensant à moi, c'est le genre d'attention qui me transforme en flaque éperdue sur le carrelage de la reconnaissance. Pour résumer, Isabelle m'a rapporté un gros bouquet de sauge sauvage d'Amorgos. Ça n'a pas de prix, pas seulement l'attention, mais aussi la sauge.
C'est une plante exceptionnelle, à la fois puissante et douce, à l'arôme beaucoup plus complexe que celui des sauges de nos jardins. On la trouve un peu partout sur l'île mais surtout dans l'arrière-pays de Langada, dans la partie orientale. On trouve aussi de l'origan de Tournefort, un origan sauvage à très petites feuilles, dont le parfum est beaucoup plus intéressant que celui des autres origans. C'est un lieu commun de dire que les îles grecques sont riches en plantes. Sur une des Petites Cyclades — j'ai oublié laquelle —, un boulanger fait son pain au sésame à partir de graines qu'il trouve dans la nature. La flore d'Ikaria donne à l'île un parfum unique (et un miel célèbre). Mais cette sauge-là, avec cette odeur-là, je ne l'ai trouvée qu'à Amorgos.
De retour chez moi, j'ai étalé les branches de sauge sur un linge et je les ai fait sécher une heure ou deux. Mais très vite j'ai décidé de les effeuiller et de conserver les feuilles dans un bocal. Même si la plante n'est pas tout à fait sèche, elle contient tant d'huile essentielle qu'elle s'autoconserve. Pour ne rien perdre de cette manne aromatique, j'ai fait une infusion avec les branches effeuillées, dans un briki libanais acheté dans le 20e arrondissement — tout près de chez Isabelle d'ailleurs.
L'odeur de cette tisane m'a rappelé une recette notée sur l'île d'Amorgos il y a quelques années.
Je me promenais dans cet arrière-pays de Langada afin de faire le plein d'herbes juste avant mon départ. Je rencontrai sur un chemin un des restaurateurs du village en compagnie de sa femme. Ils faisaient la même chose que moi : ils cueillaient de la sauge pour l'hiver. Dans mon grec approximatif, je leur parlai des vertus de la plante. Ils me répondirent que cette sauge-là était souveraine contre tous les problèmes respiratoires. Et le monsieur de me confier la recette d'un remède de ménage.
"Prenez un paximadi et versez-y une forte infusion de cette sauge. Attendez qu'il soit bien imbibé, et puis ligo meli, ligo ladhi, fini les maux de gorge."
Paximadi, c'est une grosse tranche de pain complet que l'on cuit prédécoupé, spécialement pour cet usage, que l'on sèche au four à la manière d'une biscotte et que l'on vend en sachets. Dur comme un caillou, le paximadi est toujours imprégné d'un liquide (vin, huile, bouillon, jus des légumes d'une salade) avant d'être consommé. C'est un aliment très ancien, évoqué par Patrick Leigh Fermor dans son récit de voyage à travers le Magne (Mani). Ligo meli, c'est un peu de miel de thym. Ligo ladhi, c'est un peu d'huile (d'olive, celle de la mer d'oliviers qui descend en pente douce vers le rivage).
Paximadi, sauge, miel et huile d'olive. La recette doit exister depuis des millénaires. Chacun de ces ingrédients était déjà connu au temps d'Homère. C'était même une bonne partie de l'alimentation de base, la xirofagia (le "manger-sec") qui caractérisait le mode de vie des îles helléniques jusqu'à l'invasion touristique — un art de vivre que le marketing moderne en mal de formules faciles n'a pas manqué de nous resservir sous la forme du prétendu "régime crétois". Passons. Je préfère me concentrer sur cette recette qui m'a été donnée sur une colline des Cyclades, lointaine survivance des temps anciens où un beau vieillard hellénique en pleine forme pouvait donner à un observateur romain le secret de de sa prestance : "Miel et huile à l'intérieur, huile à l'extérieur."