Passage du Prado
Un des quartiers les plus passionnants de Paris s'étend entre la gare de l'Est et les Grands Boulevards. Il n'a pas beaucoup changé au fil des années, je trouve même qu'il s'améliore. Différentes communautés se le partagent : kurde, turque, maghrébine, indo-pakistanaise, chinoise, et quelques pas plus à l'est (boulevard de Sébastopol), afro-antillaise, avec salons de tressage, vente en demi-gros de produits capillaires et un des rares restaurants sichuanais de Paris. La rue du Château-d'Eau a encore ses magasins yougoslaves, présents depuis des générations, et rue du Faubourg-Saint-Denis se trouve une des épiceries fines (Ronalba) les plus intéressantes et les moins chères de la capitale. Ne cherchez pas plus loin pour le vin cotnari grasa de Roumanie, produit depuis le XIVe siècle, le vinaigre balsamique à prix raisonnable, le vrai paprika de Hongrie sans tralala ou les piments d'Espelette frais en saison. Mais passons sur ces considérations foodie, bien sûr on ne va pas tarder à y revenir. Nous avons pour l'instant à causer architecture.
Dans ce quartier, depuis bien longtemps, les murs parlent. Affiches politiques kurdes, annonces de concerts turcs ou africains… Hier j'ai constaté l'existence de deux magasins de musique kurdes, témoignant d'une implantation sereine : quand on peut se concentrer sur la musique, c'est que le moral ne va pas trop mal.
"Oui, mais au fait, tu connais le passage du Prado ?
— Non."
Quelle
chance, je vais pouvoir faire connaître cette merveille à quelqu'un !
Et ce avec l'assurance d'un effet de surprise d'autant plus vif que, de
l'extérieur, ce passage n'a l'air de rien. Oui, à proprement parler :
de rien. Mais une fois à l'intérieur, c'est la claque.
Ce somptueux passage art-déco abrite des pizzerias et des salons de café turcs, des magasins de DVD indiens, des gargotes-pâtisseries pakistanaises, des barbiers, des salons de coiffure dont un indien avec un énorme portrait de Sharukh Khan au-dessus de la façade, et même un restaurant mauricien qui n'a pas l'air mal et qu'il faudra essayer un jour. Bref, le passage est à lui tout seul un résumé du quartier, sous une splendide verrière totalement cradingue, ornée d'étonnants panneaux décoratifs en verre transparent enchâssé dans des moulures 25. Toute l'année, à toute heure, de tout temps, la lumière est superbe malgré la couche de crasse qui recouvre les éléments plafonniers. Ou peut-être y contribue-t-elle ?
Constat : on va passage du Prado manger une plâtrée de riz et un curry de pois chiches accompagnés d'un chatni vert fluo, se faire faire une coupe bien à ras, refaire le plein en DVD de comédies musicales indiennes (hier, 3 pour 10 euros, toutes avec Sharukh Khan bien entendu), grignoter un lahmacun, discuter le coup en égrenant son chapelet oriental, faire une partie de trictrac devant un café turc, mais on s'y promène rarement. Et pas l'ombre d'un touriste, évidemment. Qualifiez-le de crade, dites-le louche ou glauque si vous voulez, le passage du Prado est une mine d'or, un trésor artistique et social, un écosystème délicat, et je vous serais reconnaissante de ne pas me le bousiller en y débarquant en délégation pour vérifier si ce que je dis est vrai. Soyez discrets. Venez seul ou à deux. Ne troublez pas l'équilibre fragile de ce lieu encore préservé.
Oui, pour combien de temps encore je ne sais pas, mais ça fait déjà une paye que ça dure et j'aimerais bien que ça dure encore un peu. C'est à ma connaissance le seul passage de Paris, à ce niveau de beauté architecturale, qui n'ait pas encore été cureté, vidé, gratté, écaillé, aseptisé, blanchi, embourgeoisé et converti en galerie marchande pour rupins. Ah, c'est sûr, un coup de plumeau sur les verrières ne ferait pas de mal. Mais n'en faites pas trop, s'il vous plaît. Ne me tuez pas mon passage, ne me le gentrifyez pas, n'en chassez pas les pizzaiolos turcs ni les barbiers indiens, n'y installez pas de boutique Jean-Paul Gaultier, de rédaction de magazines fashion, de boutique Annick Goutal qui sent la poule de luxe, de comptoirs de design thaïlandais. Non que j'aie rien contre ces choses, je vous l'assure, mais laissez-nous au moins celui-ci. Passez-y un coup de chiffon si vous voulez, mais ne nous le changez pas, par pitié.
Sans compter que si le caudillo des Hauts-de-Seine est malencontreusement élu, je pense que le passage aura du souci à se faire (il ne sera d'ailleurs pas seul). Le karcher n'est pas loin. Comme tout le monde, je subis le matraquage lancinant des sondages, et bien que je tienne le coup depuis aussi longtemps que vous, je commence à faiblir. Je sais bien ce que valent les sondages, surtout avec Sarko chef des RG il y a encore peu de temps (et je ne suis pas du tout certaine que son départ y change quoi que ce soit), mais à force de résister intérieurement je me sens à présent proche du craquage. Vivement que cette campagne soit finie, bien qu'à la vérité je redoute de plus en plus cette échéance.
Il ne sert à rien de ruminer de tristes pensées, mais il faut dire que ces temps-ci, entre le crâne de piaf texan qui se prépare à bombarder l'Iran et le fait que personne sans doute ne parviendra à l'en empêcher, ça craint. Heureusement, une petite assiette de pilau sucré, non commandée, arrive sur notre table à la fin de notre repas dans la gargote pakistanaise. Un cadeau. Tout le monde dans le restaurant a la sienne. Multicolore, savoureux, imprégné de ghee et d'une bonne odeur de cardamome, ce petit plat ressemble à un discret encouragement à ne pas perdre l'espoir.