Salon du thé, à la Bourse de commerce
Depuis samedi, et jusqu'à aujourd'hui, s'est tenu le salon du Thé sous la rotonde de la Bourse de commerce, un lieu que j'avais toujours admiré de l'extérieur. C'était ma première entrée.
Le commerce, au XIXe siècle, à l'instar d'autres belles idées générales telles que la République, le Savoir, etc., aimait bien se mettre en scène de façon toute religieuse. Jadis, j'ai potassé ça en long, en large et en travers durant mes études d'archéologie. Je m'étais particulièrement intéressée aux images du commerce dans l'ornementation architecturale aux États-Unis. Celle-ci avait de grands précédents, et cette Bourse — où la pratique, hum, euh, civilisatrice avait la place de s'afficher jusqu'à plus soif sur la paroi intérieure d'un immense dôme — en est un. Peut-être proposerai-je ici un jour une étude complète du programme iconographique de ce grand mural. Mais pour l'instant on va s'intéresser au thé. Pas avant, toutefois, d'avoir levé les yeux vers le plafond, comme il se doit.
L'activité commerciale est
décrite dans une dimension mondiale, comme il sied à un espace qu'on
peut diviser en quatre parties (quatre continents, disons cinq arrondis
à quatre, pour faire un compte rond — ça aussi c'est du commerce). On
découvre par conséquent les peuples autochtones observant avec la plus
grande révérence le pillage de leurs matières premières par l'Occident
triomphant. Les Européens sont toujours graves, business-like,
dignes et immaculés; les peuples autochtones (surtout les moins vêtus
d'entre eux) ont toujours un petit air un peu mal en point, de
guingois, mal soignés ; on sent que ces gens-là ne vivent pas de façon
très saine, il est grand temps de leur apporter la civilisation. Cela,
bien entendu, est une autre histoire et n'est pas du ressort du
commerce, lequel n'est là que pour attraper un maximum de matière
nourricière pour le minimum de contrepartie. Mais il n'est pas inutile
— l'art de propagande ayant toujours quelque chose de globalisant, et
sachant très bien, mine de rien, s'occuper du four alors qu'il est au
moulin — de préparer idéologiquement le terrain pour des entreprises
plus martiales et plus intellectuelles (mais qui ne font aucun mal au
tiroir-caisse, bien au contraire). Ah, the burden of the White Man!
On
voit ici par exemple des peuples septentrionaux (probablement russes ou
sibériens) proposer leurs produits marins. Le ciel est lourd, les
architectures sombres, l'ambiance froide. On sent que ce sont des pays
où on en chie.
Rythmant
la scène, des frontons appliqués servent de base à des représentations
allégoriques peintes en grisaille. Saisons, métiers, je n'ai pas bien
détaillé. Au sommet, une Vertu ou un principe personnifié qui s'ennuie.
Les personnages manquent un peu d'entrain, ils sont nettement plus
posés que dans d'autres œuvres officielles de cette époque. On sent
bien que le commerce, ça ne rigole pas.
Revenons à ce qui se passait sous ce beau plafond. On a aménagé une partie centrale pour l'information. Elle est constituée de structures en bois et 'd'étagères décorées de boîtes à thé et de bocaux de verre.
Eye candy : une démonstration de chanoyu.
Avec dégustation.
À l'intérieur de l'espace "info", petite exposition de différents types de thé. Voici une belle brique de thé pu-erh.
Autre exemple de thé façonné, catégorie très étendue : quatre "pivoines vertes".
Dans des bacs, des thés en vrac. Ci-dessus, un gyôkuro japonais. On peut y mettre les mains (peu de gens l'osent), et éprouver avec délices le contact très "liquide" de ce thé et son léger bruissement rappelant celui d'un torrent.
Un merveilleux tieguanyin chinois, un wulong (thé semi-fermenté) très floral. Cette photo permet de comprendre pourquoi on appelle ce type de thé "bleu-vert".
Le thé blanc (non fermenté) bai mudan (pivoine blanche), léger et rafraîchissant.
Le duveteux ying zheng, le thé qui ne fait aucun bruit sous les doigts. Curieusement, il est appelé "thé jaune", alors qu'il est couramment considéré comme un thé blanc. Les bourgeons terminaux du rameau de thé, séchés, n'ont pratiquement aucun poids. Ce thé est cher, mais on en a beaucoup pour son argent.
Ce
salon est surtout une vitrine pour la vente en gros. Toutes les
nationalités du thé, loin s'en faut, ne sont pas représentées. Le
nombre d'origines reflète l'état de la mode. Donc des Japonais,
beaucoup d'Indiens, beaucoup de thé de style anglais, et pratiquement
pas de Chinois, bien que des thés de Chine soient présentés. Ci-dessus,
théières japonaises en céramique fine non vernissée.
Je note
une prédominance de ce que j'appelle le thé "à la française", qui est
une perversion du style hyper-parfumé mis à la mode par Mariage Frères.
Il n'est pas facile de parfumer des thés. Les Chinois, les Russes, les
Iraniens y réussissent. Mariage s'y prend plutôt bien (il y a tout de
même à son catalogue des parfums trop exubérants), mais depuis quelque
temps, le marché est saturé de thés français, ou de marques à
consonance anglaise, qui sont une véritable agression pour l'odorat.
Vanille à outrance, caramel, chocolat, épices, zestes d'agrumes,
fleurs, fruits, etc., si prononcés qu'on en a mal à la tête. Et en
général, tout est dans le nez (atchoum !), rien dans la tasse. Infusés,
il est rare que ces thés présentent quelque intérêt. Le thé est aussi
pur, aussi délicat que le vin, le café, le cigare, le fromage. Il
demande la même authenticité, le même souci du terroir, du climat, de
l'organisme producteur (vigne, arbuste, plante, lait). Alors qu'on me
débarrasse de toute cette parfumerie, et qu'on me donne du vrai thé !
Tous ces foins arrosés d'eau de Cologne, conditionnés dans des boîtes
adorables, sont des épate-bourgeois qui n'ont de thé que le nom.
Oh, ce n'est pas qu'on soit frustrés de thés authentiques. Les vrais amateurs trouvent leur compte. Dommage toutefois qu'il y ait si peu d'occasions d'acheter. Les Indiens venus faire admirer leur marchandise ne donnaient aucun indice pour les retrouver dans le commerce. Ayant humé quelques contenus de boîte, il m'est arrivé de le regretter.
En effet, les plus bluffants, c'étaient les Indiens. Propriétaires de jardins ou représentants du National Tea Board of India, ce sont eux qui ont présenté les produits les plus étonnants. Non contents de produire de fabuleux darjeelings, ils se sont mis à courtiser le marché américain en commercialisant des thés qui n'ont jamais été dans leur tradition (pas si ancienne il est vrai) : les voilà qui se mettent à faire des thés blancs et des thés oolongs ! Et ils s'y prennent très bien. Ci-dessus, un thé blanc (à droite) et un thé oolong (à gauche), tous deux de Darjeeling. Je demande à un producteur la raison de ce tournant dans l'histoire des thés indiens. Il me répond, l'air futé : You know, Americans are so health-conscious... And they want white teas and green teas because of the antioxidants. So we cater to them! Bien raisonné. L'Inde éternelle ne laisse jamais tomber en route le souci des choses pratiques. Et c'est aussi une ironique réponse au programme iconographique peint au plafond, au-dessus de nos têtes...