Je t'aime Paris
Longtemps, en fait cela se passait à peu près entre 1987 et 1993, j'ai choisi les statues du pont du Carrousel comme bornes servant à marquer et à exalter un sentiment très particulier chez moi : celui de revivre enfin à Paris après deux ans d'exil. C'était bien de mon plein gré que j'étais allée vivre aux États-Unis trois ans auparavant, mais je n'avais pas trouvé la vie à mon goût là-bas. J'étais jeune et empotée, je n'ai pas su me débrouiller. Je ne reproche rien à personne : en réalité je n'ai eu besoin d'aucune aide pour faire de ma vie un enfer, bien que je ne fusse pas seule dans l'histoire. J'y suis très bien arrivée toute seule. Mais c'est aussi toute seule (enfin, pas tout à fait, comprenne qui pourra) que je suis rentrée au pays, et ce fut désormais comme si j'embrassais la terre sacrée à quatre pattes.
Il m'est difficile de décrire, et aussi de justifier, l'euphorie que j'ai ressentie à la suite de mon retour à Paris. C'était comme un miracle. J'étais là où je devais être et pas ailleurs. Les galères pouvaient se succéder, les vaches maigres défiler devant moi, et cela pendant plusieurs années — quelle importance puisque je foulais le pavé d'une espèce de terre promise. Et chaque fois que je passais sur le pont du Carrousel, ou à côté de lui, je goûtais rituellement, solennellement, cette extase. J'ai vécu à New York et j'ai vu la ville se ternir sous mes yeux. La splendeur de la découverte ne résistait pas à deux ans de séjour. Mon pouls ne s'accélérait même plus lorsque je sortais du subway à la 42e rue, juste au pied du Chrysler Building. J'ai alors compris que certaines des plus belles villes du monde finissaient par s'user quand on les fréquentait de trop près. Certaines : je peux le dire maintenant, après avoir été continuellement parisienne pendant dix-sept ans, et l'avoir été précédemment dix-sept ans aussi : Paris ne s'use jamais.
Il y a deux sortes de vrais Parisiens : les honnêtes et les malhonnêtes. Les malhonnêtes sont ceux qui se plaignent sans arrêt de la pollution, du froid, du temps pourri, de l'égoïsme et du mauvais poil des autres Parisiens, de l'excès de stress que produit cette ville, et qui préféreraient vivre à la campagne — mais qui n'y déménagent jamais. Et pour cause, ils seraient totalement déplacés à la campagne. En réalité ils détestent la campagne et les campagnards, les méprisent comme ils méprisent pas mal d'autres choses et gens en définitive, et ils ne sont capables de vivre qu'à Paris. Mais ils se gardent bien de le dire, parce que c'est tellement chic de râler et d'afficher l'insatisfaction. Ce qui est, il faut l'avouer, un trait de caractère très parisien. Les honnêtes ne cachent pas qu'ils adorent leur ville. Ils la regardent avec des yeux ronds d'enfant et en parlent avec un enthousiasme juvénile. Ils ont la mine éblouie, illuminée, voire un peu niaise, de ceux qui ont sans cesse un spectacle magnifique sous les yeux et en sont conscients. Ils sont un peu tels qu'on imagine les bienheureux au paradis : en chemise de nuit à smocks, sautillant de nuage en nuage avec l'air innocent du plus parfait contentement. Les Parisiens qui aiment leur ville honnêtement ne sont pas des cyniques et ne dissimulent pas leur passion : ce sont des émerveillés dont l'émerveillement ne fait que s'accentuer avec le temps. Je ne suis plus toute jeune et je me sais déjà très atteinte. Depuis trois lustres, la progression du mal ne m'a pas échappé.
Il est souvent question de voyage ici, sur ce blog. J'aime ça. Oh oui, que j'aime ça ! Avec le temps qui passe, je deviens une meilleure voyageuse. J'ai moins d'angoisse à quitter mon domicile, mon pays. Une fois sur place, le mal du pays, le sentiment d'être éloignée, déplacée, ne m'étreint presque plus. Je bouge beaucoup plus facilement qu'avant. Par exemple, je serais capable de vivre à la campagne. Et même, j'en serais heureuse, j'en ai besoin : besoin des arbres, besoin de terre, besoin d'un contact plus étroit avec les intempéries, besoin de calme. Mais sans quitter tout à fait Paris. De même, j'accepterais de vivre à l'étranger, et même très loin, pendant un an ou deux. Mais pas plus. Je reviendrais toujours et je laisserais le sortilège familier s'enrouler de nouveau autour de moi.
Il fut un temps où j'avais du mal à atterrir après avoir quitté Paris. Même peu de temps, même sans m'éloigner beaucoup. Je contemplais les façades et j'avais le sentiment qu'elles me renvoyaient mon regard avec une nuance de reproche, comme des visages fermés. Il fallait quelques jours pour que je me sente acceptée de nouveau, pour que je fasse corps avec la ville. Plus maintenant. Je pars de plus en plus loin, de plus en plus longtemps, et de plus en plus heureuse. Mais quand je reviens, je retrouve avec facilité les rues parisiennes, il n'y a plus de décalage. Voyager est beau, mais revenir est un autre voyage, non moins beau.
C'est ce que je voulais dire à Paris ce soir. Je voulais remercier la ville d'être si vivante, de me montrer chaque jour un visage plus magnifique, et de m'accueillir avec une telle bonté, même quand je n'ai pas le moral. Je voulais remercier Paris de me compter parmi ses habitants : je sais que j'ai de la chance, et savez-vous, je mesure exactement cette chance : elle est immense.