Au marché (1)
Aujourd'hui, le ton sera un peu gore. D'abord parce que je suis en train d'écouter Shiny Beast Bat Chain Puller de Captain Beefheart (peut-être son meilleur disque, et doté de vertus énergisantes spéciales) et aussi parce que nous sommes allés l'autre jour au marché de Nonthaburi et que j'en ai rapporté des images not for the faint-hearted. Entendez-moi bien : c'est loin d'être le seul répertoire de l'étonnant marché de Nonthaburi, sans doute le plus beau que j'aie vu dans la région de Bangkok jusqu'à présent (j'y reviendrai). Mais, sans doute inspirée par le maître californien à la voix de toile émeri, j'ai décidé cette fois d'adopter un thème, car il y a de la matière. Et puis peut-être ai-je une petite idée derrière la tête ? Qui sait ? Une espèce de rejet momentané du food porn ?
Pour se rendre à la bourgade de Nonthaburi, au nord de Bangkok et au bord du fleuve Chao Phraya, le mieux est de prendre les bateaux-bus du service Chao Phraya Express jusqu'à leur terminus, ils y vont tous. Ici, un longtail boat s'élance sur les flots laiteux, sous un ciel orageux. On vient d'embarquer à Sathorn. On en a pour une petite heure.
Au marché, après avoir passé la section des pâtissiers, des traiteurs et des marchands de babioles, je tombe sur cette cuvette en plastique bleu grouillante de vie (en Haute-Normandie, on dit "vésillante"). Quels sont ces animaux ? Orvets, serpents d'eau, poissons bizarres ? Je ne sais pas, le marchand faisait sa sieste. Je ne sais pas non plus qui a jeté une rose dans l'eau, sans doute dans un but décoratif. Pas moi, en tout cas.
Ça, en revanche, je sais ce que c'est, et vous aussi. Les machins blancs, je ne suis pas sûre. Du sel ?
À côté de langues fendues et de boulettes prêtes à griller, un bel étalage de steaks de bœuf. J'ai du mal à identifier le morceau ; il semble s'agir d'un muscle à fibres longues, fendu en papillon. Ce n'est pas de l'onglet, ça ne doit pas être de la bavette non plus. On aimerait l'avis d'un boucher, s'il lit ces lignes.
De beaux crabes nageurs bleus, bien ficelés et bien rangés, attendent le panier de bambou
ou le court-bouillon.
Ces petits crabes-là (plutôt destinés à être pilés dans un som tam, une salade de papaye), eux, ont perdu la bataille et gisent misérablement le ventre en l'air, tandis qu'une rangée bien alignée de soldats victorieux se tient au-dessus d'eux, hautaine, indifférente à leur sort.
Les créatures sinueuses de la cuvette de tout à l'heure n'étaient pas des anguilles. Celles-ci en sont.
Les mêmes, passées par le couperet de la poissonnière. J'avais dit "gore", vous étiez prévenus.
Un drame va se jouer. Ces crapauds, prisonniers d'un filet, semblent le savoir.
Phase suivante du drame. Les cailles, à droite, joignent leurs mains en signe de supplication,
mais bien en vain.
Fin provisoire du drame (qui trouvera sa conclusion dans quelque marmite à bouillon chinois).
Côté poissonnerie, la situation n'est pas moins tendue. On ne peut toutefois nier que ces beaux snakeheads subissent leur supplice avec courage et dignité.
Juste à côté, les poissons-chats, épouvantés à l'idée de partager ce sort, bondissent hors de leur bac et gigotent sur le sol en béton sous l'œil indifférent de la poissonnière. Où pourraient-ils bien aller sur cette surface en pente, mais dont la pente ne va pas dans le sens qu'ils aimeraient ? Impossible de les ramasser à la main : la peau visqueuse échappe à toute prise.
Les gouramis, muets de stupeur, assistent à la scène sans pouvoir intervenir.
Tout près, un poulet exhibe ses intérieurs sans souci de la grippe aviaire, tandis qu'un de ses collègues encore relativement entier implore la clémence des cieux.
Comme d'habitude, le chat s'en fout.
Un petit cœur pour vous remettre ?