Premier jour de chaleur
La touffeur, l'humidité, la fournaise sont de retour à Bangkok, en plein milieu de ce qu'on appelle "la saison fraîche" (c'est cela, oui). La canicule n'atteint pas les niveaux des mois d'avril et de mai, mais je retrouve cette sensation de four à vapeur si typique de Bangkok et que j'en suis venue à apprécier pour cette raison, toute pénible qu'elle soit. Aussi parce que cette chaleur fait transpirer et que c'est salutaire dans un tel climat.
En tout cas, c'était un beau jour: j'ai déjeuné à D'Sens en compagnie d'Austin, un monsieur tout ce qu'il y a de bien, et qui tient un très beau blog (sur lequel il raconte l'aventure d'aujourd'hui, d'ailleurs en exagérant quelque peu mes qualités. Pas énormément, mais un peu tout de même.) C'était un très beau moment. Nous étions suspendus dans le ciel en charmante compagnie (trois à table : l'attachée de relations publiques du Dusit Thani, lui, moi), savourant la cuisine créative et audacieuse de Philippe Keller et de son nouveau chef pâtissier, et de toute part une atmosphère blanche et cotonneuse entourait la grande salle panoramique. On se serait cru dans une espèce de paradis, un paradis brumeux, onirique, décidément tel que je l'ai décrit dans le livre pour lequel j'ai entrepris mon périple en Asie au printemps 2005 et qui raconte, entre autres, l'histoire de ce restaurant. Je ne m'étais pas trompée, je n'avais pas exagéré. C'est bien ainsi.
Notre premier amuse-bouche était celui-ci : sous une crème fouettée, une mousse de roquette.
Le second amuse-bouche était spectaculaire de saveur : une gelée d'oursin uni (de l'oursin du Japon, plus doux et plus crémeux que l'oursin d'Europe). Au centre, petite touche de wasabi, dé de salsifis, huile d'olive. C'était délicieux. Enfin, il faut aimer l'oursin. Or j'aime.
Avant de rentrer à la maison, petit tour par le parc de Lumpini, que je trouve en pleine préparation à une vague de chaleur. On a ouvert les jets d'eau à fond la caisse, le sol est détrempé, les oiseaux crient partout leur bonheur d'être arrosés. Pendant ce temps, comme d'habitude, on sieste sur les bancs d'aggloméré servant aux pique-niques al fresco ou l'on s'adonne à des pauses contemplatives sous les arbres tropicaux.
Je suis entrée dans le parc côté Silom, et je l'ai traversé jusqu'à la sortie côté Suan Lum, recevant parfois telle une bénédiction un peu d'eau d'arrosage brumisée, poussée par une brise. Peu avant la petite tour d'horloge qui sonne les heures comme un jouet ancien, j'ai longé un gymnase en plein air qui m'est apparu comme un lieu d'entraînement pour lutteurs de muay thai. La musculature des hommes — cuivrée, luisante et dure — et surtout les bandes dont ils s'enveloppaient les avant-bras et les poings ont achevé de me renseigner. Certains s'échauffaient à deux dans la posture des petites cuillères, d'autres soulevaient des poids, d'autres enfin se massaient. Une forte odeur de baume camphré — cela aussi devient pour moi un symbole de la Thaïlande, cette douce odeur de camphre et de cannelle — flottait à l'approche du lieu d'exercice, mêlée à un peu de sueur. Me voyant passer, ils m'ont suivie du regard avec qui un sourire, qui un regard en coin, d'autres un sawat dee khrap (bonjour) à la fois affable et non exempt de sous-entendus. Ils ne sifflaient pas, mais c'était tout comme ; je ne comprenais pas les mots qu'ils me lançaient, mais j'en devine un peu la teneur. Un des lutteurs, tout en me lançant un gentil sourire, se préparait à attaquer son pot de yaourt à la fraise. C'était un moment égrillard, joyeux, émouvant. Malheureusement, la batterie de mon compact a choisi ce moment précis pour expirer entre mes mains, vous privant du spectacle chargé d'érotisme auquel j'ai eu droit cet après-midi.