02 janvier 2014
Trois petites oranges
À voir ainsi ces paisibles paysages du haut Zhejiang à la fin du mois de décembre,
on aurait du mal à croire qu'il y fait si froid. Et pourtant...
Ce n'étaient que trois jours de reportage dans les montagnes du Zhejiang, à Gong Geng Shu Yuan — l'école d'agriculture et d'arts traditionnels de mon ami A Dai, près de Suichang ; mais cette courte période de travail s'est révélée une des plus physiquement éprouvantes de ma vie. À moins 6 degrés, même le soleil ne réchauffe pas. Le chauffage central (par climatisation inversée) ne parvient pas à tiédir l'air glacé des grandes chambres traditionnelles de style Ming et leur grandiose hauteur sous plafond. Les cloisons donnant sur le jardin sont en bois, le vent s'engouffre entre les panneaux et réfrigère les magnifiques parquets en bois dur poli. Mais l'architecture Ming n'y est pour rien ; et même l'hiver n'y est pas pour grand-chose. Rien de cela n'aurait d'importance si je n'étais pas arrivée malade.
Déjà, peu après mon arrivée à Guangzhou, je me suis empressée d'attraper le premier virus qui traînait : c'est une habitude, je n'ai pas les anticorps, et entre mes passages en Chine il y a forcément des updates de virus. On a soigné ça à la va-comme-je-te-pousse, et je suis déjà pas brillante en arrivant à Hangzhou. Une fois à Suichang, j'ai presque totalement perdu ma voix. A Dai, toujours très paternel, dévalise en un quart d'heure la grande pharmacie locale dont nous sortons lestés d'un flacon de Milian Chuanbei Pipa Gao, sirop pectoral au pipa, à la fritillaire et à l'écorce d'orange (Jing : "Tu veux celui avec venin de serpent ou celui sans venin de serpent ?" Moi : "Je sais pas, tu me conseilles quoi ?" Réflexion. Jing : "Sans venin de serpent, c'est mieux.") Plus des sachets de Yinhuang Keli, une infusion au chèvrefeuille, et quelques pilules dont j'ai oublié la composition. Nous arrivons à Shu Yuan et nous prenons nos quartiers d'hiver dans les chambres Ming glaciales ; A Dai diffuse ses ordres : "Faites-lui une tisane de feuilles de pipa. Apportez-lui une infusion de gingembre." Etc. Les bols fumants sont déposés dans ma chambre. L'infusion de gingembre, noir d'encre et adoucie au sucre candi, est du genre à réveiller un mort. Le lendemain, je n'ai plus de voix du tout. A Dai envisage de me plonger dans les sources chaudes curatives des environs, de l'autre côté du lac, si ça ne s'arrange pas vite. Pourquoi pas, si je ne me transforme pas en glaçon humain dès mon entrée dans les bains publics ? Car les bains sont en plein air...
Ce monsieur de Huanniling, le petit village adossé au domaine d'A Dai, fait la démonstration
de la chaufferette locale, en bambou tressé. Elle contient un récipient en métal rempli de braises,
les braises sont recouvertes de cendres et un grillage protège le tout.
On se promène les poignets sous l'anse, les doigts posés sur le bord de la chaufferette.
Donc, le lendemain après déjeuner, constatant que je suis incapable de travailler l'après-midi, je sollicite le chef de remettre ses préparations au lendemain. Je remonte dans ma chambre et je m'effondre. Malade, malade, malade. Je ne viens même pas dîner. On s'inquiète; on m'apporte un autre bol de décoction de gingembre. Ouille ! ils l'ont faite forte, cette fois. Rien à voir avec la première. Ils ont mis la dose, il faut croire que mon état inquiète sérieusement A Dai. Le bol est énorme, on pourrait y prendre un bain de pieds. Je ne peux siroter que deux ou trois petites gorgées à la fois de ce bouillon d'onze-heures, ce truc c'est du feu. Et entre deux gorgées, je vois des étincelles et la tête me tourne. Si ça ne me tue pas, ça va me guérir, non ?... Je me force à tout ingurgiter : c'est bon pour ce que j'ai. Au milieu de la nuit, je suis réveillée par un mal de tête phénoménal, épique, la chanson de Roland des céphalées, une migraine sus-orbitaire gauche qui me fend la tête et me retourne l'estomac comme une chaussette. J'essaie tout : la douche brûlante, la chope d'eau chaude, le frottis de gorge au manche de brosse à dents pour vider mon estomac dans lequel il n'y a rien : heureusement que ma chambre est tout au bout du domaine, isolée des autres habitations, sinon tout le monde m'aurait entendue feuler comme un tigre blessé à 2 heures du mat' (vous avez déjà entendu feuler une aphone ? Il faut avoir entendu ça une fois dans sa vie. Moi-même, le lendemain, je m'en émerveille encore.)
Bon, voyons les choses en face : en fait, je veux mourir. Je suis loin de chez moi, dans des montagnes au milieu de nulle part, dans un pays dont je ne comprends pas la langue, en pleine nuit, il fait moins 6 dehors — et pas tellement plus dedans, c'est ça le drame —, je viens de rater une journée d'un projet de la plus extrême importance, et j'ai tellement mal que je ne sais plus à quel saint me vouer. Ce n'est que le lendemain matin que je comprends ce qui vient de se passer : cette tisane de gingembre à assommer un bœuf. Le puissant pouvoir détoxifiant du gingembre démultiplié par la concentration du breuvage. À Paris, à New York, les minettes commandent un jus de concombre et appellent ça "détox", mais c'est de la couillonnade. Le vrai effet détox, c'est ça : migraine éblouissante, foie en vrac, idées de fin du monde. Rien de grave, mais il faut que ça passe. Je m'inquiète : ça pourrait durer deux ou trois jours. Je ne vois pas ce qui peut me sauver. À 7 heures je me rends compte qu'il ne sert à rien de rester au lit. Debout ou couchée, ça fait tout aussi mal et j'ai tout autant envie de mourir. Je n'ai plus aucune énergie et c'est avec une extrême difficulté que je m'habille. Je prépare mon sac photo en mode zombie. Je mets cinq minutes à lacer une chaussure. Ça ne va pas bien du tout, du tout. Peut-être si je mangeais quelque chose ? Après tout, je n'ai rien mangé depuis le déjeuner de la veille et j'ai avalé la potion au gingembre l'estomac vide. Je descends à la cuisine avec la démarche du monstre de Frankenstein. Les villageois et les assistants de Dai que je rencontre en route me disent gentiment bonjour sans avoir l'air de constater mon air pas frais, mais je suis sûre qu'ils se demandent de quel côté je vais tomber. Une fois à table, je ne peux rien avaler. Je suis proche de l'évanouissement.
C'est alors qu'elles me tombent du ciel, dans un pot mijoteur en terre de Yixing. Totalement imprévues, elles viennent se poser devant moi.
Je soulève le couvercle et je découvre trois petites oranges dans un bouillon chaud. Le parfum qui s'en dégage est céleste. Interloquée, charmée, je regarde fixement ces trois oranges qui semblent me dire "Nous sommes ce que tu attendais." On m'explique : "Ce sont des oranges de Suichang, il faut manger l'intérieur et boire le bouillon. C'est très efficace contre la toux." Je devine aussi que c'est très bon pour les estomacs retournés. Le bouillon, couleur d'or pâle, est délicatement acidulé et adouci au sucre candi. C'est un délice. Fortement attendrie par la cuisson, la peau des oranges cède sous la pression d'une cuillère en porcelaine. Je grignote un peu de zeste d'orange archicuit et je déguste la chair qui se dissout dans le jus. Ce n'est plus un délice, c'est un régal absolu. Avant même d'avoir fini le pot, je sens une vague de chaleur envahir mon visage, la vie me revient et le mal de tête s'efface. Mon esprit se remet en marche, mon corps retrouve son énergie. À partir de ce moment, tout commence à aller mieux. Ce sont trois petites oranges qui m'ont sauvé la vie.
Recette : lavez et essuyez soigneusement trois petites oranges, mandarines ou clémentines bio bien fermes. La peau ne doit avoir reçu aucun traitement chimique. Avec un couteau, pratiquez une ouverture ronde de 1 cm de diamètre au sommet de chaque fruit et insérez-y quelques morceaux de sucre candi (de canne). Déposez les trois oranges dans un pot mijoteur. La recette cantonaise d'origine veut qu'on n'ajoute pas d'eau, les oranges cuisent dans leur jus. Ici, elles sont juste couvertes d'eau de source. Couvrez le mijoteur, posez-le dans une marmite sur un trépied métallique, ajoutez de l'eau au tiers de la hauteur du pot, couvrez et faites cuire sur feu très doux pendant environ 3 heures, en vérifiant le niveau d'eau dans la marmite. Les oranges doivent être très tendres, la peau parfaitement ramollie. On mange tout : la peau et la chair, et on boit tout le jus. Souverain contre les refroidissements et les estomacs malmenés.
Merci, A Dai, et merci Jing, qui lui a donné la recette. Et bonne année 2014 à tous !