Repost d'anniversaire : Jules Romains et la cuisine
"Je suis revenu plusieurs fois. Je me suis laissé retenir à dîner. Ah ! puisque je me confesse, je ne dois rien omettre. Avez-vous déjà mangé chez les Barbelenet ? Non ? eh bien ! Les dîners, dans la maison Barbelenet, sont très attachants, pleins de force, pleins d’une sombre poésie. Il arrive sur la table des nourritures qui ont l’air trop cuites, des sauces noirâtres, dont on se dit qu’on n’y touchera pas. La bonne qui les apporte n’inspire aucune confiance. Elle répond au type de la cireuse de parquets, de l’épousseteuse de meubles, pas du tout à celui de la cuisinière, dont elle n’a ni la rondeur luisante, ni les gestes composés. Oui, mais attendez. La première bouchée vous rend perplexe. On se demande si on n’est pas en train de prendre un plaisir pervers au massacre même de son goût. Le doute ne dure pas longtemps. Un seul verre de vin que vous verse le père Barbelenet le dissipe. Vous découvrez du coup que vous êtes au début d’un repas de premier ordre, et qu’il va falloir être attentif. Ce n’est pas de la cuisine raffinée, c’est mieux que cela : de la cuisine profonde. Vous ne voyez apparaître que les plats les plus communs : le gigot des familles, le poulet des familles. Mais vous vous dites à chaque fois : « Je n’avais pas encore mangé de gigot », ou « Je ne savais pas bien ce que peut être un poulet. »
"Il se répand alors pour vous, sur les détails du lieu où vous êtes et sur les personnages de la maison, une espèce de lumière gastronomique. Vous constatez que la servante, pendant qu’elle dépose le plat sur le milieu de la table, l’enveloppe, le presse d’un dernier regard, méticuleux et maternel. Vous constatez que Mme Barbelenet tient en réserve, près de son assiette, un certain nombre de paquets pharmaceutiques, mais que, dans son assiette même, il y a un rond de viande épais pris au cœur du morceau, et que dans son verre il y a deux doigts et plus d’un vieux bourgogne sans prétention. Cécile ne quitte pas son visage plutôt morose et Marthe garde l’air d’enfant distrait que vous lui connaissez. Mais vous entendez Cécile observer, d’un petit ton sec, sans bouger la tête, en tordant seulement la lèvre du côté de son père, que la bouteille qu’on vient d’entamer sent le bouchon ; et vous ne vous en étiez même pas aperçu. Vous voyez Marthe attraper le poivre et la moutarde, et faire, en lisière de son aloyau, des dosages précis. Ah ! Je vous assure, moi qui, de temps en temps, à bord, ai pour voisine de table une fille de milliardaire, ou une femme d’ambassadeur, je suis très impressionné par les demoiselles Barbelenet. Ce n’est pas à elles que j’oserais verser, d’un geste rond, un verre d’un de nos excellents haut-saint-émilion chimiques, ni désigner du bout de la fourchette une superbe tranche de frigorifié."