Saravanaa Bhavan
Saravanaa Bhavan - 170, rue du Faubourg-Saint-Denis, Paris Xe. Tél. 01 40 05 01 01. 80 couverts, ouvert tous les jours de 11 heures à 23 heures sans interruption. Métro Gare-du-Nord. 10-12 € par personne. http://www.saravanabhavan.com/
"Success begets success. When the efforts are sincere, intention noble and the aspiration high, success is a natural byproduct. However, we don't believe in resting on our laurels. We have always reinvented ourselves in our unswerving endeavor to offer unrivalled quality and taste."
Ces mots figurent en exergue sur la page d'accueil du site de la
chaîne de restaurants Saravanaa Bhavan (car c'est une chaîne). Qu'en
penser ? Que pour une fois, la muse des coms de presse ne se paie pas
notre tête.
Un peu étonnée que ça ne fasse pas plus de bruit que ça,
mais c'est ainsi : le Saravanaa Bhavan est un restaurant de spécialités
végétariennes d'Inde du Sud et c'est spectaculairement bon. Ce n'est
pas seulement une grande rareté à Paris, c'est aussi, pour autant que je
sache, unique. En effet, les plats s'élèvent bien au-dessus de la
moyenne parisienne des cantines indiennes, qu'elles s'inspirent du Sud
ou du Nord. Je vais faire court et général pour ne froisser personne,
mais la gastronomie indienne est depuis longtemps très mal représentée à
Paris. On avait quelques bonnes adresses il y a deux décennies, et puis
tout fut balayé pour laisser place au grand n'importe quoi : viandes
précuites plongées au dernier moment dans l'une des deux ou trois sauces
disponibles, cheese nan à la Vache qui Rit, pakora boursouflés dominés par un légume sculpté inutile (qui sert pour plusieurs services), tandoori
plus colorés que savoureux, salles dégoulinantes de stucs Chantilly
compensant mal la pauvreté aromatique des assiettes, guides et critiques
benoîtement satisfaits de tables médiocres, et partout une désastreuse
absence d'épices, de fraîcheur, d'arômes, de goût. Pour manger indien
correctement, il fallait traverser la Manche, aller en Inde ou à
Clermont-Ferrand (oui, sans blague). Plus tard, même les gargotes
tamoules ou srilankaises entre la gare du Nord et La Chapelle se
révélèrent décevantes : la cuisine y était pleine de bonnes intentions
mais restait rudimentaire. Mieux valait se servir dans les nombreux Cash and Carry du quartier et cuisiner indien chez soi.
Et puis la fée des chaînes internationales a frappé Paris de sa baguette, après avoir comblé le reste du monde (comme vous pouvez le lire sur l'extrait de la carte ci-dessus) : tout commence à Chennai (Madras) quand une famille de gourmands végétariens décide d'ouvrir un restaurant. Bientôt le lieu lance des tentacules dans toute la ville avant de s'étendre à d'autres villes indiennes, Suivront les Émirats, la Malaisie, Singapour, les États-Unis et enfin Paris-Gare du Nord. On peut remercier la bonne fée. Elle n'était pas forcée de nous faire cette fleur, surtout à cet emplacement pas très réjouissant, au flanc de la gare, juste au-dessus d'un des carrefours les plus désorientants de la ville.
Pourquoi cette chaîne fait-elle le tour du monde ? Parce que c'est du très beau travail. La constance et l'authenticité de la cuisine ne font l'objet d'aucune concession, d'aucun compromis. Tous les cuisiniers viennent d'Inde du Sud où ils ont été formés par la maison. On n'a pas édulcoré les goûts pour le public parisien car on s'adresse en priorité à la communauté indienne et srilankaise, qui prend place en solo, en duo ou en famille aux grandes tables vernies avec un air de parfaite confiance, voire d'abandon. La carte est d'une richesse étourdissante — n'essayez pas de tout goûter en une fois, il vous faudra plusieurs visites pour commencer à vous repérer —, offrant plusieurs styles : végétarien d'Inde du Sud, végétarien d'Inde du Nord, sino-indien préparé au wok, etc, sans oublier les snacks, pains et galettes, desserts et boissons. Notez que les lassi (consistants) ne sont pas servis glacés, ce qui est peu moderne mais plus conforme à l'ayurveda.
La salle ne présente aucun excès de décor mais elle est vaste, confortable, fonctionnelle. C'est délicieux, on est servi rapidement par un personnel agréable, c'est pas cher, tout explose de saveur car on ne s'est pas retenu sur les épices. On n'a pas non plus lésiné sur le ghee (beurre clarifié), et le ghee, comme révélateur de goût, c'est comme le beurre, en mieux.
Un mot en passant sur les cuisines non omnivores. D'un strict point de vue gastronomique, il y a deux manières de réussir une cuisine végétarienne - la bonne et la mauvaise -, et la majeure partie du monde utilise la mauvaise. La mauvaise est une cuisine de substitution, la bonne est une cuisine de création. La première consiste à imiter la cuisine omnivore en substituant des protéines végétales aux protéines animales, en un mot à imiter la viande et le poisson. La seconde consiste à créer une cuisine végétarienne à part entière sans référence à l'omnivorisme, comme si seul existait le végétal, en exploitant les procédés culinaires et accords aromatiques appropriés à la gamme d'aliments utilisée. C'est-à-dire ne rien remplacer, apprécier les végétaux pour eux-mêmes et les cuisiner sans chercher à leur faire jouer un rôle pour lequel ils ne sont pas faits. Cette dualité explique que le végétarien en Occident soit historiquement morose et insipide ; son goût est toujours celui du pis-aller, voire de la punition, il lui manque quelque chose, ce qui parfois (franchement) semble correspondre à l'effet recherché. Seules les cultures culinaires européennes habituées depuis longtemps aux jours maigres — la grecque notamment, héritage de la religion orthodoxe — ont su développer une cuisine végétale vraiment savoureuse. Malgré mon admiration pour les cuisines chinoises, je n'en ai aucune — jusqu'à ce qu'on m'oblige à changer d'avis — pour le style bouddhique où les protéines de soja remplacent les éléments carnés dans les plats classiques. Il y a à Paris une ou deux adresses qui servent cela, par exemple le Green Garden rue Nationale. Je trouve cet exercice de style bien préparé mais sans aucun intérêt : si je veux manger végétarien, je préfère me concentrer sur la qualité intrinsèque des aliments végétaux et je n'ai aucune envie qu'on me serve de l'ersatz de viande. Pour moi, l'obligation de garder cette référence au régime carné trahit un manque d'adhésion à la résolution végétarienne, une incapacité à se sevrer des modèles omnivores et donc une forme de coup d'épée dans l'eau voire de masochisme alimentaire. Dans ce cas, mieux vaut manger un bon steak et cesser de se torturer. Donc, pour conclure cette digression, la tradition végétarienne du subcontinent indien est à mon sens la seule qui ait tout compris et fasse acte de création sans être une parente pauvre de l'omnivorisme. Mais à condition, bien sûr, que toutes les épices y soient. Sinon, c'est tout aussi catastrophique que les protéines de soja. Quand la trame aromatique, en revanche, est bien présente, c'est si bon que tout le monde se fiche que ce soit végétarien ou non.
Les mini-idlis (petits pains de riz et de lentilles fermentés cuits à la vapeur) sont servis dans une sauce tomatée riche en feuilles de kari et garnie de coriandre. Des chutneys frais et des sauces accompagnent chaque plat ; ici à la noix de coco et aux graines de moutarde.
Le gigantesque, croustillant, aérien masala dosai (ici commandé dans sa version "ghee", c'est-à-dire saturé de beurre) est une des grandes spécialités de la maison. Il renferme une écrasée de pommes de terre irréprochable, subtilement parfumée à l'asa fetida et au cumin.
Vadai (beignets de lentilles) servis dans une riche sauce au yaourt.
Comme j'ai du mal à résister au masala dosai, j'ai tendance à oublier qu'on fait ici un très bon thali d'Inde du Sud : délicieux paratha (galette au beurre), papad, riz (pas terrible, le point faible du restaurant) et plusieurs accompagnements : curries de légumes et de dal (lentilles), sauces, chutney au tamarin, rasam (bouillon de dal), raita (condiment au yaourt et aux légumes), yaourt égoutté et halva de semoule. Halva d'ailleurs savoureuse : le ghee, évidemment. Tout est bon avec du ghee.
On termine par un thé aux épices (masala chai) bien muddy (bourbeux) comme il doit être, cuit et concentré, surtout marqué par la cardamome.
La
fraîcheur des ingrédients est remarquable, la longueur aromatique des
plats vous réchauffe longtemps après que vous êtes sorti du restaurant.
J'ai même entendu quelqu'un, au moment de faire son choix sur la carte,
évoquer ce qu'il commanderait à la visite suivante. Non, j'ai beau
chercher, je ne vois rien à reprocher au Saravanaa Bhavan.
(Post également archivé sur Ptipois, le guide.)