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23 novembre 2010

Lettres gourmandes des terres lointaines et d'outre-mer (vient de paraître)

lettresgourm

Dans le post précédent, sur À pleine bouche, j'évoquais les deux projets euphorisants sur lequels j'ai eu la chance de travailler au printemps 2010, période par ailleurs peu faste côté moral. J'écrivais : "On aimerait que toute notre vie se passe comme certains projets." À pleine bouche est le premier. Lettres gourmandes des terres lointaines et d'outre-mer, commencé dans la foulée du précédent, est le second. Le premier m'a fait plonger avec délices dans la marmite à surprises de Gilles Choukroun, le druide de la Porte Maillot (et bientôt de la Rotonde Stalingrad, restez en ligne !), et le second m'a fait embarquer pour une navigation entre curiosités littéraires, amitié réconfortante et arômes lointains, avec grandes inspirations d'air tour à tour tropical, marin ou désertique et odeurs d'épices à foison. Je procéderai pour celui-ci comme j'ai fait pour l'autre, par un making-of qui vous invite à découvrir ce livre aussi beau par sa réalisation qu'original par son concept.

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Séance de photos au Café maure de la mosquée de Paris.

Le concept : François Desgrandchamps est grand chirurgien, grand gourmand et grand lecteur. Nous parlerons du gourmand plus tard, parlons pour l'instant du grand lecteur. J'entends ce terme au sens ancien : celui de ces humanistes curieux de tout qui prennent leur temps et savent dénicher, parmi les cuirs râpés des bibliothèques, des perles tombées dans l'oubli, des auteurs que plus personne ne lit. On a tort, bien sûr, de ne plus les lire. Un simple regard sur une page, par exemple, de Charles Renel (page 146 sqq.) qui écrivit sur Madagascar révèle un souffle littéraire qui devrait faire pâlir n'importe quel Goncourt 2010 (petit raclement de gorge). Plus présents dans les mémoires, les textes d'Albert Camus sur l'Algérie (page 86), d'Henry de Monfreid sur la corne de l'Afrique (page 128) ou de Marguerite Duras sur l'Indochine (pp. 186-199) sont éclairés d'une lumière nouvelle par le thème qui sous-tend l'ouvrage. Quel thème ? À votre avis ? Eh oui, la cuisine, évidemment.

bstella

La pastilla au poulet, inspirée librement d'Alphonse Daudet. Au café maure.


François a donc sélectionné une collection de textes liés à l'ancien empire colonial français ou à d'autres terres lointaines, toujours à la recherche d'une allusion, brève ou détaillée, à la gastronomie — c'est là qu'intervient le gourmand. Allusion détaillée comme dans l'inénarrable article "Tortue" du Grand Dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas (page 230 sqq.). Allusion brève et elliptique comme les seuls mots "petits-beurre et sirop" dans une nouvelle de Charles Renel racontant les amours d'une reine malgache (pages 146-150). Cette moisson faite, François a cherché un cuisinier pour développer cela en recettes et rassembler le tout en un livre illustré de photos d'archives et de photos de plats. Ce devait être notre ami commun Jean-Marc Notelet, chef du restaurant Caïus, rue d'Armaillé à Paris. Celui-ci n'étant pas disponible, la tâche m'échut. Elle consistait à imaginer une recette à partir du contenu culinaire de chaque texte, à réaliser cette recette pour la photographie et enfin à écrire les textes d'introduction établissant le lien entre les extraits littéraires et les recettes et explicitant la démarche au cas par cas.
Les photos furent réalisées par Claire Curt, encore une belle rencontre et un contact vivifiant avec une personne charmante et un talent photographique rare, à base de simplicité, toujours mû par le sens instinctif du beau, le pouvoir de donner vie aux choses. Les images de Claire sont éclairées de l'intérieur.

currypoulet

C'est ce dont témoigne l'image ci-dessus : un curry de poulet du Kerala (pp. 168-169) illustrant un extrait du Voyage au Bengale de Joseph-François Charpentier de Cossigny (1798). Il s'appuie sur la description d'un couside, décrit comme une "volaille qu'on a fait cuire dans de l'eau avec du riz, quelques grains de poivre entiers, de la coriandre, de la cannelle et très peu de sel. Ce mets passe pour être restaurant."
Le nom trahit une origine portugaise (cozido). Les traces que j'ai trouvées de la recette mentionnent aussi du lait de coco, de l'ail et du curcuma. J'ai donc choisi de réaliser un curry keralan simple, assez liquide et peu pimenté mais riche en épices douces. La photo traduit parfaitement la sérénité aromatique de cette recette.
En effet, il ne fut pas toujours possible d'interpréter les textes à la lettre, car les allusions alimentaires figurent rarement sous une forme autre que concise. Souvent, il n'y a qu'un mot, qu'un nom de plat, c'est tout : petits fours. Beignets au miel. Canard aux olives. Dattes. Ces mots m'ont servi d'inspiration et non de modèle, et le contexte m'a fourni la structure sur laquelle j'ai construit, à chaque fois, ma fable culinaire, quitte à m'éloigner du texte pour mieux le rejoindre, voire à coller davantage au lieu qu'au texte, et parfois l'inverse.

petitsfours

Par exemple, voici le plat associé aux Racines du ciel de Romain Gary. Les mots clés sont "petits fours et champagne". L'extrait décrit une réception chez des colons en pleine brousse sur fond de chasse à l'éléphant et de règlements de comptes. Le texte commence avec l'entrée dans une villa entre boys en gants blancs, peaux de zèbre et cornes de koudou. L'ambiance se fait sèche et tendue. On parle de fesser en public la maîtresse de maison. Il y a dans le texte quelque chose d'âpre et de désinvolte. On peut se demander : "Mais quels petits fours ?" Le roman est antérieur à l'ère de la congélation. Imaginons que la maîtresse de maison n'ait pas reçu ses provisions avant la réception. Du champagne, elle en a. Mais avec quoi va-t-elle faire ses petits fours ? J'ai pensé aux moyens du bord : les fruits. Situation imaginaire et socialement improbable, mais c'est ainsi que sont nés ces petits fours cent pour cent fruits et légumes tropicaux. Il n'y a que des fruits (mangue, papaye, ananas, avocat, litchi), un jicama, du gingembre, du piment rouge, un peu de sel et des épices. Quant à l'imprimé girafe, c'était un de ces détails visuels confondants d'à-propos dont Claire a le secret.

Brochettes

Pour ces brochettes d'agneau (accompagnées d'une salade méchouia au citron confit), j'ai suivi la tradition afin de respecter la simplicité du texte de Joseph Kessel (Au Grand Socco, page 48). La recette est scrupuleusement marocaine : dés de gigot d'agneau et de graisse d'agneau (mon boucher halal m'a aimablement gardé de la graisse de rognon) et oignons marinés aux épices et au persil haché. Claire a apporté des pains kesra et la vaisselle empruntée avec quelques difficultés au grand magasin d'objets maghrébins de la rue Daubenton. Il ne restait plus qu'à shooter sur un plateau du Café maure. Les figurants que vous voyez se sont invités tout seuls.

berbere

Henry de Monfreid, malade et captif à bord d'un bateau italien sur la mer Rouge (Du Harrar au Kenya, 1953, pp. 128-133), se voit servir l'ordinaire de l'infirmerie : "Un ragoût de vraie viande et des pruneaux. C'était déjà le festin et j'y fis honneur mais le comble fut un quart de vin, de bon vin rouge, sans baptême, que m'apporta le docteur." Il n'est pas clair que le "ragoût de vraie viande" soit accompagné de pruneaux ou qu'il soit cuit avec des pruneaux. L'origine du plat — Italie, Afrique orientale — est encore moins claire. Comme on navigue tout de même pas loin des côtes éthiopiennes, j'ai créé une simple recette de bœuf aux pruneaux, dans le style d'un tajine, mais accommodée au mélange d'épices berbere particulier à l'Éthiopie (j'en donne une bonne recette dans le livre si vous désirez le faire vous-même). Avec ça, une bonne rasade de rouge dans mon quart chéri en émail bleu à motif "chat noir éberlué" (un objet de Côte d'Ivoire) pour rappeler la vie navale. Claire avait dans ses tiroirs cette magnifique cuillère à consommé en argent tout moucheté par le temps. Nous l'avons choisie pour la touche de luxe mais aussi pour symboliser la bienveillance du major italien.

abricots

André Gide (Voyage au Congo, 1927, pp. 140-145) se remet d'une indisposition digestive au fil du fleuve Congo. Pendant que ses rameurs chantent les incantations nécessaires à sa guérison — ce qui l'impressionne —, on le nourrit de porridge, de riz à l'eau et d'une "délicieuse compote d'abricots (nous sortons de nos cantines ce que nous avons de meilleur) arrosés d'eau de Vichy et de Moët". J'ai immédiatement tiqué sur la cohabitation du régime et de la denrée de luxe, vichy et moët-et-chandon. L'entremets à base de riz et d'abricots que tout cela m'a inspiré se devait d'être faste. J'ai donc eu recours aux deux épices que l'on associe en Inde aux douceurs de fête. Le riz au lait est parfumé à la cardamome verte et garni d'une riche compote d'abricots moelleux étuvés au sucre, au safran et aux amandes. Pour la composition de la photo, retour en Afrique s'il vous plaît. Claire commence par choisir une très fine toile de coton dont la couleur s'harmonise avec le soleil couchant des abricots safranés. Puis elle pose le plat sur un petit tabouret malien. Nous contemplons l'effet produit. "On dirait un de ces portraits très frontaux faits en Afrique par les photographes de village, dit-elle. Le gâteau de riz pose comme un patriarche sahélien assis bien droit, digne et serein, devant sa tenture bleue." Le dessert se dote d'une personnalité.

tartare

Quand Albert T'serstevens (La Grande Plantation, 1952, pp. 214-219) décrit un festin donné en l'honneur de la reine Pomaré de Tahiti, il énumère tout un inventaire classique de buffet froid à la française — sardines à l'huile (dites "de Setubal"), langouste mayonnaise, gâteaux, foie gras, sorbets, champagne. Mais François a souligné dans le texte "langouste mayonnaise et sardines", on ne triche pas, il faut jouer le jeu jusqu'au bout, exeunt donc gâteaux et foie gras. J'ai d'abord pensé à une vraie langouste mayonnaise (bof), puis je m'attarde un instant sur les sardines à l'huile. Des sardines fraîches, voilà qui serait plus cool. Mon esprit dérive vers un hors-d'œuvre plus polynésien : sardines levées en filets, assaisonnées d'un lait de coco qui sera un rappel lointain de la mayonnaise onctueuse. Je m'éveille : il est clair que nous sommes en présence d'un tartare. Mais j'y pense, la Polynésie n'a rien d'un désert des tartares ! Sur la base du poisson cru au lait de coco, il y a de quoi faire entre les Tuamotu, les Marquises et les Hawaii. Justement, comment s'appelle à Hawaii le tartare de poisson ? Le poke, non exempt d'influences japonaises. Ainsi naît l'idée d'un poke sardine-crevette (moins chère que la langouste), assaisonné de lait de coco, de goyave verte, de shirodashi et de piment frais. C'est une photo splendide : tous les éléments, y compris le contenu des assiettes, sont en harmonie mutuelle.

roses

Photo prise chez Claire, en préparation des cigares croustillants aux dattes.

Lettres gourmandes des terres lointaines et d'outre mer, de François Desgrandchamps (conception, choix de textes et introduction) Sophie Brissaud (recettes, description culinaire et stylisme), Claire Curt (photographie et stylisme). Conception graphique de Marc Walter. Préface de Tahar ben Jelloun. Éditions de La Martinière - Atelier Saveurs, automne 2010.

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Commentaires
R
I dont understand a word from this post but I just have to say the pics look great! :)
F
Bravo pour ce livre et cette présentation très... alléchante ! Je me permets de faire un écho de votre recette gidienne sur mon blog consacré à André Gide et je vous emprunte la photographie de ce si beau plat - alliance de recette classique et confiture merveilleusement bien trouvée pour Gide. <br /> J'espère que vous n'y verrez pas d'inconvénient. Sinon, n'hésitez pas à me le faire savoir !<br /> Bien cordialement, <br /> Fabrice
S
J'adore la rusticité des plats que vous aviez pris en photo. Comme j'aime parfois si bien dire: enfin de la cuisine qui ressemble à ..de la cuisine!
T
Voilà qui devrait combler mes pupilles de gourmand littéraire. J'aurais tendance aussi à compiler cette littérature, vois-tu. Un cadeau à inscrire sur la liste de Noël... :)
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