Plaidoyer pour les légumes mal foutus
Si une partie de mon corps éthérique est restée dans les montagnes d'Anxi (et pour longtemps j'espère), je n'en ai pas moins les deux pieds posés en France. La France reste mon terrain de jeux adoré. C'est pourquoi nous alternons ces temps-ci les reportages en Fujian et les considérations plus locales. Aujourd'hui, une excellente nouvelle, transmise par l'ami David Lebowitz sur Facebook : l'Union européenne vient de lever partiellement le tabou commercial (absurde et générateur de gaspillage) sur les fruits et légumes mal foutus. On ne balancera donc plus à la benne certains végétaux cabossés et sinueux qui n'auront pas la carrure top-model. Les petits veinards ainsi graciés sont : abricot, artichaut, asperge, aubergine, avocat, haricot, chou de Bruxelles, carotte, chou-fleur, cerise, courgette, concombre, champignon de couche, ail, noisette en coque, chou pommé, poireau, melon, oignon, petit pois, prune, céleri-branche, épinard, noix en coque, pastèque, chicorée (ma traduction hâtive ne me laisse pas deviner si c'est l'endive ou la frisée — je penche pour l'endive, parce que le calibrage des frisées, euh...).
Je me permets d'observer que l'EU triche, dans la mesure où ces légumes et fruits se prêtent pour la plupart assez mal à une régularisation physique forcenée. La tête d'ail streamlinée par Philippe Starck et le céleri-branche relooké par Ieoh-Ming Pei, les rétentifs-anaux du Système peuvent en rêver jusqu'à plus soif, ça reste difficile à mettre en œuvre. La vraie calamité, ce sont les pommes toutes parfaites et toutes insipides, les tomates idéalement sphériques et sans goût, les fraises gariguettes qui ressemblent à un défilé du IIIe Reich (j'espère que ce point Godwin va m'apporter tout plein de lecteurs). Or ces fruits ne sont pas concernés par la loi. Et c'est surtout là que le combat contre l'uniformisation et pour la biodiversité doit être mené.
Conclusion ? Il reste du travail à faire, beaucoup de travail. La grâce européenne doit être étendue à tous les fruits et légumes, et particulièrement aux pommes, aux poires, aux fraises et aux tomates, encore soumises à une absurde discipline militaire.
Et quand on aura fini, on prendra la forteresse à coups de faucille afin de dépénaliser la transmission libre des semences anciennes (je reviendrai bientôt sur ce scandale manifesté par la défaite juridique récente de l'association Kokopelli) ; on sauvera une bonne fois pour toutes la peau des fromages au lait cru ; on se penchera sérieusement sur le problème du blé français nutritionnellement pauvre, initialement destiné aux pays chauds et probablement cause d'allergies de plus en plus nombreuses ; on ne relâchera pas la vigilance sur les OGM, et bien d'autres tâches urgentes. On réaffirmera aussi que la viande c'est bon, mangez-en ; que la diversité alimentaire c'est sacré ; que les graisses animales ne sont pas mauvaises pour la santé (penchez-vous un peu sur l'état récent de la recherche nutritionnelle, particulièrement en Suède), et que le beurre frais devrait être un droit inscrit dans la Constitution. On a du pain sur la planche.