Château-cantenac-brown et cuisine cantonaise
Les activités diverses qu'implique le métier d'auteur culinaire exigent parfois de se livrer à des expériences inédites et radicales, ne reculant devant aucune audace. Il faut payer de sa personne, s'armer de courage, d'abnégation et de résolution. Par exemple en faisant ce que nous avons fait hier soir : tester les harmonies entre la cuisine cantonaise la plus authentique et un grand cru classé de Médoc sans choix particulier des plats. Vous voyez un peu les sacrifices qu'il faut faire ? Donc, n'écoutant que mon sens du devoir et ma conscience professionnelle, j'avais apporté des munitions à Guangzhou, à savoir une excellente bouteille de château-cantenac-brown 2004, aimablement offerte dix jours auparavant par M. José Sanfins, directeur général du domaine.
Château-cantenac-brown 2004 prêt pour le début des hostilités.
J'en profite pour le féliciter de l'excellent niveau de sa vinification, parce que, preuves à l'appui, cantenac-brown, c'est du solide : bien emmitouflé dans mes bagages de soute, il a fait Paris-Helsinki, Helsinki-Beijing et enfin Beijing-Canton sans broncher. Avant d'être plongé dans une chaleur tropicale (34 °C en moyenne chaque jour, fort niveau d'humidité) ; il m'a fallu vingt-quatre heures pour comprendre comment on allumait la clim dans la pièce où je l'avais couché. D'un commun accord, nous décidons de ne pas le faire attendre, de peur qu'il ne prenne un coup de chaud. Conclusions du conseil de guerre : le test sera fait au Tian Rong, un de nos restaurants préférés, à Jiang Nan Xi (nos cantines de Guangzhou ont ceci de spécial que, quoique restaurants de quartier, toute la ville les célèbre). Le menu sera composé sans trop se prendre la tête : comme d'habitude, de toute façon tout est bon. L'idée est donc de confronter le vin avec la cuisine cantonaise en général, mais bien entendu nous pensons déjà à quelques spécialités incontournables, que nous aurions commandées en toute autre circonstance.
Bien. Tout de suite dans le vif du sujet. Premier plat : petit poulet gras et tendre cuit à la vapeur, sauce ciboule-gingembre. Accord : impeccable. Et même particulièrement heureux avec le gingembre (à noter).
Deuxième plat : la fameuse oie laquée cantonaise. Rappel : c'est une race d'oie locale, de petite taille, très tendre et savoureuse. La préparation laquée se fait sans four, par cuissons successives au bouillon aromatisé et à grande friture. Accord : nickel, rien à dire, le vin et le volatile se rejoignent aussi bien côté peau — le gras, le croustillant, le caramélisé, les épices douces — que côté chair moelleuse et veloutée, éclatante de saveur.
Le chef-patron, M. Chen, vient boire le coup avec nous.
Allez, pas question de faiblir, le quatrième plat arrive : poissons de mer frits. Je ne connais pas leur nom français, mais en anglais c'est pomfret et c'est une tuerie.
D'ailleurs vous pouvez voir avec quel enthousiasme nous les attaquons. S'il y a sur cette image trois paires de baguettes et non quatre, c'est que (toujours par abnégation professionnelle) je suis en train de prendre la photo. Ah, oui, l'accord : il ne fait pas un pli. Souple, harmonieux, naturel.
Bon, là on tique un peu devant ce qui vient d'arriver. Vu la variété des ingrédients, on se demande si l'accord va tenir la route. Mais d'ailleurs, quel est ce plat ? C'est une marmite de cresson frais (légume très apprécié à Canton pour ses vertus de purificateur du sang) avec champignons de paille, œufs de cane conservés ("œufs de cent ans"), gousses d'ail frites entières, le tout infusé dans un bouillon de porc. Que dit le vin ? Il dit à l'aise, pas de problème, vous pouvez m'en envoyer d'autres comme ça, j'assure. Et il assure : autant avec le cresson vert et herbacé qu'avec les œufs confits, onctueux et légèrement musqués.
Retour à la case "oiseau laqué" avec le proverbial pigeon à la cantonaise, une spécialité du restaurant. L'accord est, là encore, superbe, comme avec l'oie.
Le chef désire nous faire goûter un plat spécial qu'il demande expressément à ses cuisiniers, si débordés qu'ils soient, de nous concocter dans les plus brefs délais.
Voici la gâterie qu'il nous réserve : un curry de légumes spécial Tian Rong, sur une base de lait de coco onctueux et d'un mélange d'épices élaboré par le patron d'après une recette malaise. Nous avons déjà remarqué que M. Chen s'y connaît en épices. Les légumes : brocoli, céleri chinois, liserons d'eau, oignons rouges. C'est délicieux, mais cette fois le vin refuse de suivre à cause de la dose généreuse de chili que contient la poudre de curry. C'est ce piment seul, et non les autres épices (anis, girofle, cumin, curcuma, cannelle, cardamome noire, etc.), qui compromettent l'accord. Mais de toute façon, ça n'a plus d'importance : la bouteille est vide.
L'expérience a été plus que concluante. Grands vins de Bordeaux + cuisine cantonaise = grande compatibilité. Merci à José Sanfins et au château Cantenac-Brown, au grand chef Chen Weixiong, à son restaurant Tian Rong et à ses cuistots heureux.
Le dessert sera pris ailleurs : un peu de douceur crémeuse après toutes ces saveurs fortes. Un lait de bufflonne gélifié naturellement au gingembre (zhuang pi nai), ci-dessus, servi chaud, et ci-dessous un "lait double-peau", toujours de bufflonne, servi glacé. Je vous donnerai un jour la recette du lait au gingembre (si vous êtes pressés, elle est dans mon livre La Table du thé), et peut-être aussi celle du lait double-peau, si toutefois j'arrive à la réussir.