Gordon Ramsay à La Véranda, Versailles
Il faisait dimanche dernier un vrai temps d'avril, un peu mou du genou, distribuant au compte-gouttes quelques déchirures de ciel lumineux et le reste du temps, pas au compte-gouttes, des gouttes. Un safari Ramsay avait été planifié quelques semaines auparavant par plusieurs curieux dont j'étais. La curiosité nous animait plus que la gourmandise. Il faut dire que l'installation du chef écossais Gordon Ramsay au Trianon Palace de Versailles, où il prend la suite de Gérard Vié, a été accueillie par la presse française avec une hostilité qui, une fois de plus, en dit davantage sur une certaine mauvaise foi institutionnelle de ladite presse (notamment gastronomique) que sur le travail du chef en question. Selon un principe de déontologie que je commence à connaître, avoir mangé à ce restaurant n'était pas une condition indispensable pour en dire du mal. À ce que j'ai compris, il n'avait pas encore ouvert que l'étrillage avait déjà commencé. Gilles Pudlowski, consulté par le Times, traite Ramsay d'"imitateur écossais" (quelle élégance !), de "copieur" : "Nous avons tant de bons chefs en France, on s'en fout de Gordon Ramsay. Nous n'avons pas de leçons à recevoir d'un Écossais." L'ouverture d'esprit française dans toute sa splendeur, à laquelle se joignent Vincent Noce, autorité de la même pointure, et quelques autres que je vous citerais bien, mais ils me fatiguent trop.
Le bar du Trianon Palace.
Personne ne peut dire franchement que ce que sert Gordon Ramsay n'est pas bon, mais a priori il est impensable d'envisager d'en dire du bien. Même François Simon, sur son blog,
ne parvient pas honnêtement à dire que la cuisine de La Véranda est
mauvaise, mais on sent à l'emploi de certains termes, de certaines
tournures, qu'il ne concède sa qualité que du bout des lèvres. Pour ne pas avoir à l'avouer franchement, il se livre à ces tortillements autour du pot caractéristiques de son style ("l'assiette n'a pas inventé la poudre", "elle pioche un peu partout", "(une soupe) que l'on aurait pu trouver dans n'importe quel bistrot gourmand" (gourmand ? c'est déjà pas mal), et le clou : "cuisine de notre temps, habile et opportuniste"
— oui, joli, mais enfin c'est bon ou c'est pas bon ? C'est ça
l'essentiel, pas les états d'âme ou les vagues considérations sur
l'originalité et la créativité, l'invention de la poudre (comme si on
lui demandait ça), qui pioche (en ces temps de cuisine d'assemblage, trouvez-moi un chef qui ne "pioche" pas) ou qui a eu l'idée le premier. OK, on a compris, il
ne faut pas dire de bien de Gordon Ramsay quand il s'installe
en France. Et si par malheur c'est bon, on s'arrange pour dire que, hm,
moui, bof, euh, oui mais.
Je ne me fais aucun souci pour le chef glaswegien ébouriffé, qui a le
dos large, en a vu d'autres et attend au tournant ces vieux enfants
gâtés que sont les critiques français "établis". Mais compte tenu de
cet accueil acerbe, une expédition chez Ramsay Versailles n'est pas une
chose qui va de soi ; c'est un geste qu'il faut décider, oser, à ses risques et périls. Un ami journaliste gastronomique, invité à se joindre à nous, me répond : "No fucking way, vous avez du fric à jeter par les fenêtres ou quoi ?" Nous irons donc sans lui.
Alors ? La brasserie ou le gastro ? Pas fous, et surtout pas riches, nous nous sommes décidés pour la première, et de toute façon le gastro est fermé aujourd'hui. Nous sommes cinq à table, ce qui va nous permettre d'échanger des bribes de ceci et de cela d'une assiette à l'autre. Je découvre, pour ma part, ce très bel établissement récemment acquis par la chaîne Westin. La luminosité est intéressante aujourd'hui. Une sage économie de la lumière et de la pénombre crée des effets de fenêtre avec de surprenants contrastes de températures. Parfois, la fenêtre se détache comme un tableau en couleurs vives sur un premier plan noir et blanc ou sépia. Cet étrange éclairage nous suivra à table.
Cette crème de topinambours, fricassée de chou-fleur et haddock fumé, bien que n'étant pas le point fort du repas, est très agréable : le topinambour et le chou-fleur jouent sur leur similitude et sur leur différence, le haddock accentue l'ensemble. Ça commence plutôt bien, avec ces saveurs écossaises réchauffantes.
La carte des vins, relativement courte, est intelligemment composée. Les bouteilles "bourgeoises" obligatoires (les bordeaux rouges qu'on s'attendrait à trouver en dominante) sont peu représentées, au profit de flacons moins connus mais de réputation solide comme ce palette château-simone blanc 2001 sur lequel nous nous jetons avec avidité, d'autant que son prix n'a rien d'excessif. Ça a bien commencé et ça ne continue pas mal.
Voici les tagliatelle au homard bleu de mon voisin d'en face. Le homard est très bien, mais les pâtes sont encore mieux : cuites à la perfection, bonne consistance, sauce délicatement safranée.
De temps à autre, le cortador local vient découper un peu de jambon ibérico sur son étrier. Celui-ci est en fin de parcours.
C'est alors que le veau fait son entrée, spectaculaire. Plus précisément, le T-bone de veau, à commander à deux. Si vous venez ici et que vous ne deviez commander qu'un plat, le voici. Je laisse la photo conter l'histoire d'elle-même, mais je résume l'essentiel : qualité irréprochable (on a sans doute hérité ici des fournisseurs de Gérard Vié), cuisson au poil près, entre croustillant doré et tendre rosé ; présentation gourmande, généreuse, voire rabelaisienne — on ne voit plus beaucoup cela en France.
Servi avec des roasted potatoes (vous savez, ces choses que les chefs français ne font presque plus et qu'il faut aller se faire servir par un chef britannique...) et une béarnaise parfaite.
Un peu de food porn, projecteurs braqués sur la demi-tête d'ail rôtie… Bien que copieusement engermée (il est trop tôt pour l'ail nouveau), elle se révélera légère et sans reproche.
Puisque j'ai commencé dans le food porn, autant continuer. Le fondant au chocolat, léger, peu sucré, amer et délicat, est une réussite, un modèle du genre, ce dessert étant généralement interprété ailleurs sous une forme trop grasse et trop sucrée. Il s'attaque comme un œuf à la coque. La glace au caramel salé est précisément ce qu'elle prétend être : non pas une glace au caramel au beurre salé, mais une glace au toffee très salée, en bonne harmonie avec l'amertume du cacao.
Je termine sur la crème brûlée à la pomme verte d'un autre convive avant qu'elle ne s'envole à tire-d'hélice : dessert parfaitement interprété, ferme et crémeux sans sucrosité, la légère acidité de la pomme venant l'équilibrer sous forme croquante et glacée. Un très grand dessert.
Au terme de ce repas, nous sommes tous de très bonne humeur. Nous avons clairement senti — et ça devient rare — qu'on ne s'est pas payé notre tête une seule seconde. Cette cuisine est empreinte d'une fougue rustique, d'une sensualité terrienne typiques de la cuisine britannique, déployées sur une base française classique fort bien exécutée : la fusion est parfaite, les coutures invisibles. Elle est précise, franche de goût, directe et dénuée de la moindre affèterie. Sa générosité est remarquable et son rapport qualité-prix est d'une clémence inattendue. Contrairement à beaucoup de repas de restaurant qui promettent sur la carte plus qu'ils ne donnent, celui-ci a donné plus qu'il n'a promis. Ce n'est pas chose courante et j'aimerais bien que la fine fleur de la critique française citée plus haut dise honnêtement combien de fois elle a rencontré ça cette année dans l'Hexagone. Quant à mon ami journaliste qui nous a envoyés aux pelotes, j'ai un message pour lui : chéri, tu as raté quelque chose.
Petit addendum du 27 avril : en un Rashômon culinaire qui retiendra votre attention, deux descriptions du même repas par deux de mes compagnons de table, Julot ici et John là.
Et à la demande générale d'un lecteur, je m'empresse de donner les coordonnées de La Véranda : 1, boulevard de la Reine, 78000 Versailles. Tél. : 01 30 84 50 00. Ouvert tous les jours.