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7 février 2008

Bells and whistles ou une réflexion sur l'innovation

Ionique

"Clochettes et sifflets", c'est une expression anglaise d'une parfaite éloquence mais dont je ne trouve pas l'équivalent en français. On l'emploie quand on veut décrire des fonctionnalités inutiles mais qui-font-bien, des éléments superflus, des ajouts et options que les fabricants ont trouvé du dernier cool mais dont le consommateur peut très bien se passer (au prix d'un minimum de réflexion), ou alors ceux qui font monter le prix mais n'ajoutent pas grand-chose au service. Cette expression m'est venue cet après-midi, rue de Rivoli, chez Angelina, alors que j'étais assise avec A. devant un chocolat chaud et quelques denrées complémentaires commandées pour compenser la chicheté des portions de notre déjeuner au jardin des Tuileries (où nous nous étions par ailleurs caillé les miches, mal conseillées par le beau soleil).

En entrant, nous étions passées devant un plateau de pâtisseries. Et ce qui ressemblait le plus à un éclair au chocolat était fort joli à voir. Mais cela ne s'appelait pas un éclair, cela s'appelait un "Marc" ou un "Antoine" ou un "Daniel", en tout cas un prénom masculin, j'ai oublié lequel. Ça tombe bien, me dis-je, j'aimerais bien un éclair, là, comme ça, maintenant, carrément. Et ce fut donc ce que nous commandâmes, en plus d'un café crème, d'un chocolat chaud et d'un croissant.

Cet éclair qui n'en était pas un m'a inspiré le post d'aujourd'hui, qui portera sur le classicisme et l'innovation.

Qu'est-ce qui fait qu'une chose (œuvre d'art, recette, etc.) devient classique ? Ce n'est pas forcément une question de style. C'est surtout le signe que cette chose a fait ses preuves et, dans le cas d'une recette, qu'elle est parvenue à son point de perfection, qu'il s'agisse d'une perfection simple ou d'une perfection complexe. Prenez l'éclair au chocolat, par exemple. L'éclair au chocolat est une pâtisserie classique. Pourquoi est-elle devenue classique ? Parce que dans son genre, et pourvu qu'il soit exécuté correctement, l'éclair au chocolat est parfait. Il a atteint un jour son développement maximal et il y est resté. Il a réalisé sa perfection. On n'a pas besoin de lui ajouter quoi que ce soit, ou de lui retrancher quoi que ce soit.
Oh, bien sûr, on peut si l'on veut broder sur ses éléments, à condition qu'il reste dans les limites de ses formes parfaites. On peut essayer d'autres parfums : café, vanille. Et on l'a fait. On peut aller plus loin : cassis, citron, framboise, voire violette. Oui, on peut faire des éclairs à la violette. Du moment qu'on respecte la nature des composantes de base — pâte à choux, crème pâtissière aromatisée, glaçage —, cela reste un éclair. Ce sera un éclair moins classique que la version chocolat ou café d'origine, mais il restera dans le cadre d'un certain classicisme et s'en échappera partiellement dans la mesure où l'expérimentation — framboise, violette, lavande  — ne donnera pas de résultats très satisfaisants.  On dira : "C'est une belle expérience, elle valait d'être tentée, mais en fin de compte ce n'est pas très bon et rien après tout ne remplace un bon éclair au chocolat."

(Soit dit en passant, merci à La Maison du Chocolat d'avoir compris cette notion de classicisme et de continuer à faire les meilleurs éclairs au chocolat de Paris, sans clochettes ni sifflets. La chaîne Cacao et Chocolat se débrouille aussi pas mal, ses éclairs bottent les fesses de pas mal de leurs semblables. J'y reviendrai dans un post ultérieur.)

La dégustation de ce Claude, ou Jean, ou Marcel, qui se donnait des airs d'éclair mais de façon tellement plus (pardonnez ce barbarisme) "innovante", m'a beaucoup fait réfléchir sur les notions de classicisme et d'innovation. J'ai entendu ce soir cette phrase, prononcée par un autre, "L'innovation tue la créativité." Voilà qui incrimine et invalide la presque totalité du discours contemporain sur la cuisine et la pâtisserie, mais j'y souscris néanmoins. De plus en plus j'ai envie de dire à certains chefs, à certains pâtissiers, "Par pitié, arrêtez d'innover !" J'ai même envie de leur demander : "Et à part innover, vous savez faire quoi ?" Car je ne le sais que trop : confrontés à cette question, il y en a qui seraient forcés d'avouer : rien.

Certains guides gastronomiques et un certain journalisme sont responsables de ce que j'appellerais volontiers la déviance de l'innovation, mais ils ne sont pas seuls. C'est un certain esprit du temps qui pose problème. On se gargarise d'innovation sans se poser la question des valeurs, de la qualité de base. Un jour, lors d'une conférence, Cornélius Castoriadis disait, à propos d'innovations technologiques et scientifiques qui posaient tôt ou tard des problèmes éthiques : "Ce n'est pas parce qu'on peut faire quelque chose qu'on doit forcément le faire. Or il semble de nos jours que du moment qu'on sait faire quelque chose, on se rue inévitablement vers sa réalisation." Cuisiniers, chefs étoilés, pâtissiers créatifs, prenez-en de la graine. Il y a des jours où tout ce que l'on n'a pas envie de trouver, ce sont des bells and whistles. Où l'on ne désire rien tant que quelque chose de classique, mais réalisé du mieux que vous puissiez faire. Pourquoi oublier ça ?

Parce que des bells and whistles, il y en avait plein sur mon Germain, mon Népomucène ou mon Symphorien, qui n'était pas un éclair (si vous avez bien suivi) mais y ressemblait. C'était une réinterprétation de l'éclair, mais attention mesdames : une réinterprétation innovante, créative. Une moitié (dans le sens de la longueur je vous prie) était du glaçage au chocolat. L'autre moitié longitudinale était un crumble au chocolat. L'intérieur de la pâte à choux était occupée par des couches de textures différentes. Il y avait une mousse très dense, hyper-riche, et une ou deux autres couches dont j'ai oublié les caractéristiques, tout simplement parce qu'il y avait trop de choses sur et dans cette pâtisserie. Bells and whistles. Trop d'éléments, trop de goûts, trop de textures, trop de richesse, et le tout vous restait sur l'estomac, non que le gâteau fût réellement pesant, mais sa conception mentale (innovante) était fatigante. Il y a quelque chose dans la simplicité — classique ! — de l'éclair authentique qui repose le mental et contribue, j'en suis certaine, à la satisfaction gustative. Pourquoi cette équation — simplicité conceptuelle, plaisir des sens — est-elle si souvent oubliée ?

Je sais qu'il y a des gens qui aiment ça. Tant mieux. Je sais que certains s'intéressent à la pâtisserie pleine de bells and whistles. Je sais que des restaurants gagnent ou perdent une étoile pour des questions d'innovation (cool) ou de classicisme (pas cool). Mais je n'en pense pas moins que chez Angelina cet après-midi, un bon éclair au chocolat correctement préparé aurait été bien mieux venu que cette espèce de pâtisserie d'art aussi compliquée que lourdingue.

Est-ce que je suis une affreuse réac cherchant à étouffer la créativité de nos cuisiniers et de nos pâtissiers, et à arrêter le cours du temps ?
Ou est-ce que je me borne à faire remarquer que cette fuite en avant a quelque chose d'absurde et de stérile ?

C'était un peu ce que disait Pierre Gagnaire mardi dernier, au festival OFF3 : les chefs "créatifs" soutenus par le Gault-Millau dans les années 80 condamnèrent à mort "des centaines d'excellents chefs qui faisaient des terrines". Et ça l'attristait sincèrement. Lorsqu'il fut observé que la cuisine créative, c'était précisément ce qu'il faisait, lui, Gagnaire, à cette époque, il répondit : "Bien entendu qu'on le faisait ! Et la tête dans le guidon avec ça. Sans regarder de côté, surtout pas. On était dans notre truc. Mais telles ont été les conséquences."
Le nouveau est recherché en permanence, hors de lui point de salut, mais se pose-t-on une seule fois la question de savoir si nous en avons réellement besoin ?

En effet, je me rends compte que les vrais novateurs sont rares. Encore plus rares que vous ne le croyez. Pour un Ferran Adria, combien de suiveurs à côté de la plaque ? Comptez. Un jaune d'œuf en suspension dans son propre blanc sublimé en mousse ? Génial, mais c'est pourquoi faire au juste ? En ce qui me concerne, si j'excepte les moments où j'ai eu affaire à de vrais novateurs, à des créateurs authentiques (qui sont avant tout des joueurs, pas des forcenés de la compétition), les innovations en cuisine m'ont toujours inspiré une grande lassitude. Eh oui, la vérité est que la capacité d'innovation de l'être humain est limitée. Elle est moins importante qu'on ne se plaît à le croire. L'humain se meut, évolue à partir de repères. Or, la plupart du temps, il surestime sa capacité à s'abstraire de ses repères pour pénétrer dans l'inédit. Le plus souvent, là où il croit poser le pied sur la neige vierge, des centaines de yétis ont déjà piétiné longtemps avant lui et les yaks ont déjà chié partout. L'homme est moins novateur qu'il ne le croit en général, et surtout moins novateur que les rédacteurs de guides, qui font la pluie et le beau temps dans la restauration, ne le croient. L'innovation, c'est accoucher de Citizen Kane, des Demoiselles d'Avignon, de La Vierge aux rochers. On ne peut pas demander la même chose à des milliers de cuistots s'affairant sous le regard culpabilisateur du Michelin. L'innovation, c'est ce qui déroute d'abord, c'est ce à quoi il faut s'habituer, ce n'est pas ce qu'on attend ni qu'on exige. Il faut arrêter de promouvoir l'innovation comme valeur suprême, sinon la cuisine va disparaître et, chose beaucoup plus importante, on ne trouvera plus de bons éclairs au chocolat nulle part.

Je suis méchante ? Injuste ? Oh, mais je ne me fais aucun souci sur les conséquences de ce texte. Je suis certaine qu'elles vont être très limitées et qu'il va se trouver du monde pour célébrer la délicieuse inspiration qui, à partir d'un classique (fi !) éclair au chocolat, a imaginé toute une palette de saveurs et de textures, allant jusqu'à diviser longitudinalement la surface de l'éclair pour en saupoudrer la moitié d'un exquis crumble au chocolat, celant en son cœur de pâte à choux toute la richesse fondante et onctueuse d'un chocolat amer puissant, soutenu par, etc., etc.

Les bells and whistles ont le vent en poupe et ce n'est pas moi (heureusement d'ailleurs) qui vais y changer quelque chose. Mais on ne m'empêchera pas d'être de plus en plus sceptique sur la notion d'innovation en cuisine et en pâtisserie, sur le véritable besoin que nous en avons, sur sa valeur réelle et sur le véritable sens de tout cela, si toutefois il y en a un.

Addendum du 15 février : bientôt, un post de ce blog sur le festival OFF3 à Deauville reprendra ces thèmes de créativité, de classicisme et d'innovation.

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Commentaires
P
Parce que c'était trop simple peut-être ?
L
"Il y a des jours où [...] l'on ne désire rien tant que quelque chose de classique, mais réalisé du mieux que vous puissiez faire" : mais pourquoi Pierre Hermé a-t-il arrêté son flan, qui était le meilleur que j'aie jamais mangé, le flan parfait ???
R
l'éclair au chocolat au café ou autre, la chouquette, le paris brest, et les autres... sont également des souvenirs ... d'enfance ou autres !<br /> on essaye toujours plus ou moins de s'en rapprocher car ceux là on les idéalise... <br /> je suis d'accord avec vous : conserver la base en les "modernisant" et surtout créer ... mais comme en chansons on mixe et on remixe des basiques ... <br /> Parfois je pense à ma fille de 11 ans qui dans quelques années cherchera l'éclair de chez Angelina de 2008 et ne se reconnaîtra peut-être pas dans le retour de l'éclair tout simple de base... . <br /> Patoumi vous a cité dans son article et c'est tant mieux je reviens vous lire avec plaisir
G
Le déssert dont j'ai le meilleur souvenir ,c'est ,dans un resto étoilé de Lyon, ... une poire Belle-Hélène, la saveur de la glace à la vanille reste sur mes papilles .<br /> La simplicité même!<br /> Autrement dit, je suis bien d'accord avec toi.
P
Julot, nous revoilà d'accord — ça mérite d'être arrosé, non ? Un petit champagne ?
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