L'agora des bouchers, Athènes
Je les ai retrouvées dans un vieux dossier, sur un vieux CD. Elles ont été prises il y a plus de dix ans, vers 1995-1996, avec un reflex Nikon FG et de la pellicule diapo Kodachrome. Elles ont été scannées sur un scanner à diapos de l'époque qui marchait au butane et qui, toussotant soufflotant, prenait trois bonnes minutes pour pondre son jipègue. En les redécouvrant, j'ai soupiré : c'était comme ça que je scannais les photos autrefois ? Et personne ne me donnait de claques ? Tout ce à travers quoi il fallait passer quand on n'avait pas le numérique ! La résolution laisse à désirer, et j'ai du mal à comprendre comment je me suis débrouillée avec la balance des blancs. Sincèrement je ne sais pas ce qui est arrivé à ces photos. Déséquilibrées, sombres, rougeoyantes, pourtant elles me touchent, et je rêve à ce que j'aurais pu faire, devant un tel spectacle, avec mon équipement actuel. Oui mais voilà, c'est devenu impossible.
Ces velums, tendus entre les corniches de la halle des bouchers d'Athènes, protègent les étals du soleil. Le Marché central, situé rue Athinas, entre la place Omonia et l'ancienne agora, est une des dernières grandes halles situées au cœur d'une ville. Lorsque j'ai pris ces photos, il était question de le raser ; heureusement, il a subsisté. Il aurait été criminel de détruire ce magnifique ensemble néoclassique. Je ne l'ai pas vu depuis ce temps, mais des photos récentes trouvées sur le Net m'ont renseignée sur l'état actuel de l'agora des Bouchers : normes européennes obligent, tous les étals sont désormais enfermés dans des cages de verre. Les photos n'auront plus jamais la même gueule. Cela vaut tout de même mieux que de démolir le bâtiment.
À l'époque, voici à quoi le marché ressemblait. La viande était entassée, suspendue à l'air libre, les bouchers se déplaçaient entre les carcasses comme des Indiens entre les lianes d'une forêt pluviale. Ils règnaient sur leur monde de viande, ils en connaissaient les règles. Ils avaient une dégaine unique au monde. Ils étaient beaux, insolents et détachés ; ils suscitaient à la fois crainte et désir, ils étaient totalement mecs. Combien de chansons de rebetiko depuis les années 20 ont célébré les hasapakia, hommes d'une confrérie un peu mystérieuse, liée au monde souterrain, aux putes et aux fumeurs de haschich !
Je suis curieuse de retourner rue Athinas dès que j'en aurai l'occasion. J'aimerais savoir si, comme leurs viandes, les bouchers aussi ont été mis en cage de verre les séparant ainsi du monde extérieur — ou plutôt préservant d'eux le monde extérieur ; si on m'a frigorifié mes hasapakia, si on me les a mis aux normes européennes.
Ces photos sont très rouges, beaucoup trop pour la plupart. Mais c'est aussi à cause du sujet traité. Malgré l'éclairage zénithal de jour, malgré les ampoules et les néons par endroits, c'est le rouge de la viande qui sature la lumière, qui est répercuté sur la moindre surface. Quoi qu'on fasse, tout est rouge.
Vous voyez ci-dessus jusqu'où pouvait aller l'étalage de barbaque. On pense à Soutine, aux peintres hollandais. On ne peut plus présenter la nourriture ainsi désormais. Pourtant, personne n'en est mort.
Ce n'est pas non plus de nos jours qu'on verrait un boucher fumer sa clope en découpant une poitrine de bœuf.
C'est du bel agneau, de l'agneau du pays, arni dopio, vous voyez ? Celui qu'on frotte de jus de citron, de sel, de poivre et d'ail, et qu'on fait confire et croustiller très longuement au four. (Vous avez faim ? Désolée.)
Portraits.
En Grèce, le geste signifiant "viens ici" se fait en repliant sur la paume les doigts tournés vers le sol. Ce boucher avait quelque chose à me dire.
En fait, il voulait qu'on soit tous les deux sur la photo. Un collègue s'est chargé du déclic, et, comme c'était souvent le cas avant l'autofocus, ce fut flou.
Après la séance de photos, une halte à l'une des tavernes situées à l'intérieur du marché est recommandée. On y mange tout ce qu'on a vu sur les étals, mais cuit — bien cuit comme toujours en Grèce. Et on y trouve la patsa (soupe de tripes) pour les petites heures du matin, et la mayeritsa (soupe aux abats d'agneau) à Pâques. Cette photo a été prise sous les néons de la taverne To Monastiri. Je crois qu'elle existe encore. En fait, je n'en suis pas sûre. Il faut que j'aille vérifier.