Le guide Ptipois des restaurants d'Agadir (1)
Les restaurants du port d'Agadir : tables étroites, bancs ou chaises en plastique,
service à même la toile cirée, le bonheur.
En attendant le guide Michelin édition du Souss, qui ne saurait tarder (il y a bien la Californie maintenant).
Agadir, comparée aux autres villes du Maroc, n’a pas la réputation de casser la baraque sur le plan gastronomique. Tout dépend évidemment de la valeur que l’on accorde aux termes. Quand j’entends ce genre de propos, je demande à voir : mais en effet, on peut voir. Il convient de préciser d'emblée qu'Agadir n'est pas chargée d'histoire comme Fès, Essaouira, Tanger, Marrakech, voire Rabat ou Meknès. Tout ce qu'il pouvait y avoir d'architecture vénérable — et il semble qu'il n'y en ait jamais eu beaucoup — a disparu lors du tremblement de terre de 1961, ce qui laisse deviner dans quel style la ville a été reconstruite. Ce qui ne signifie pas qu'Agadir soit sans grâce, mais cette grâce ne doit pas être cherchée selon les mêmes repères que pour d'autres villes. Elle ne vous saute pas immédiatement aux yeux.
Ce qui saute aux yeux est qu'Agadir possède une plage magnifique et un climat enchanteur. Qui dit plage dit hôtels, qui dit hôtels dit tourisme de masse, all-inclusive, tout compris. Vous en savez quelque chose, tout est sur les affiches du métro et sur les dépliants des tour-operators. La côte est festonnée d’hôtels jusqu’au sud de la ville. Confortables, beaux jardins, belles piscines, généralement d’une architecture agréable (parfois un peu à côté de la plaque, style jeune architecte qui s’exprime — exemple, un fleuron du groupe Accor dont les chambres n’ont pas de balcon). Légèrement plus prolos au nord, du côté du centre-ville ; légèrement plus chicos au sud, là où ça construit à tour de bras. Mais ces considérations sont à tempérer : en fait, le niveau de confort est régulier tout au long de la plage. Et côté cuisine, par la grâce de l’all-inclusive à destination des touristes, c’est aussi consternant d’une extrémité à l’autre, avec des poches d’exception parce qu’au Maroc, on ne peut tout de même pas manger cent pour cent mal, ce serait du jamais vu ; on ne se refait pas et il faut une certaine habitude pour mal cuisiner au bout d’une longue histoire de haute gastronomie et d'art des épices. Triste à dire, mais l’origine des masses vacancières explique l'état de la nourriture : au risque d’accabler certains de nos voisins européens, mais à force de visiter des établissements voués au package tourism dans des lieux méditerranéens naguère paradisiaques, je constate que la demande estivale allemande peut désagréger les cuisines locales. Si vous ne me croyez pas, mettez-vous en quête d’un agneau rôti bien croustillant dans une ville portuaire du Dodécanèse en juillet-août et revenez me voir, après qu’on vous aura servi une vague viande bouillie accompagnée de ces billes de plomb peintes en vert qu’on appelle petits pois surgelés et d’une sauce à base de colle. Ici, fort heureusement, le syndrôme culinaire teuton ne sévit que dans les hôtels, où le plan colle connaît son déploiement maximal. Et si l’on s’en donne à cœur joie à certaines enseignes, à d’autres on ménage aussi la clientèle française, moins admiratrice du tout-béchamel (encore que l’exigence gastronomique des Français en vacances ait largement vécu, ou soit un mythe : les Français sont tout autant capables de manger n’importe quoi que n’importe qui, et incontestablement beaucoup plus que certains autres citoyens du monde.)
Autre catégorie, les restaurants. Comme en pas mal d’autres pays, leur qualité diminue à mesure que leur statut s’élève. À part les superbes côtes de bœuf du restaurant du Casino, rien de folichon. Ça va du restaurant avec super-déco néo-marocaine et fond musical lounge où l’on vous sert du poisson trop cuit, sauce à la crème et aux champignons, au restaurant comme on n’en fait plus en France, avec serveurs en veston blanc et nœud pap’ qui vous servent les mêmes poissons trop cuits avec une sauce à la crème et aux champignons, mais flambés en salle.
Dernière catégorie, les gargotes. L’espoir renaît. Cafés-bars sur front de mer, routiers, cantines de travailleurs locaux, snacks-restos à grillades (kefta, brochettes, côtes d’agneau, frites), échoppes où une demi-douzaine de tajines un peu écaillés mais parfaitement fonctionnels attendent sur leur réchaud, dispensaires de poulets rôtis, restos popus où l’on mange bien et pas cher. Ceux qui prétendent qu’Agadir est un désert gastronomique ne font aucune mention de ces lieux. Mais il faut bien dire aussi que les gens qui ont les mots « désert gastronomique » dans leur vocabulaire n’ont par définition aucun désir de s’y aventurer. Ou alors devant les caméras, style Anthony Bourdain, pour faire frissonner les Américaines.
Depuis mon arrivée il y a trois jours de cela, mon flair m’attirait irrésistiblement au-delà de la nouvelle marina, vers le port. On m’avait dit que pour les tajines de poisson, c’était là. On me l'avait confirmé. Il ne m'en fallait pas davantage pour sauter dans le premier petit taxi disponible.
Première constatation : qui dit port dit pêche, qui dit pêche dit poissons, qui dit poissons dit chats partout. Évaluation rapide : dans quel état sont les chats ? Sont-ils maigrichons et stressés ou heureux et bien nourris ? Le regard vif et serein de ce greffier portuaire m'apporte la réponse, ainsi que le petit rouquin qui fait la sieste, ci-dessous.
Je suis arrivée sans équipement, un peu sur un coup de tête, seulement lestée de mon petit Konica Revio d'âge canonique mais qui a un capteur d'enfer. Pour aujourd'hui, ça va suffir. On rapportera le Nikon une autre fois, si ça vaut le coup (ça le vaut).
Le quartier des restaurants, adjacent au marché au poisson, se compose d'un assez grand nombre de gargotes et de guinguettes avec chaises en plastique ou bancs de bois posés le long de tables étroites, chacune associée à une minuscule cuisine. On y sert plus ou moins la même chose : poissons, calmars et crevettes en friture, sardines grillées ; certains comptoirs se spécialisent dans les tajines de poisson. Le tajine m'intéresse mais ce sera pour une autre fois, car pour aujourd'hui je commande ce que mangent les messieurs derrière moi : une friture mélangée.
Hier soir, je me souviens avoir demandé : où donc à Agadir peut-on se faire servir du poisson frais, non décongelé, cuit correctement, entier et non en filets, avec plein de trucs qui croustillent et qui ont du goût, et sans sauce à la crème et aux champignons, et surtout pas flambé en salle ? Aujourd'hui, j'ai la réponse. L'assiette que l'on pose devant moi contient deux solettes, deux merluchons, quelques crevettes et un peu de calmar. Le tout frais comme l'œil et délicieusement croustillant.
C'est tellement bon, le merlu frit ! Ça faisait si longtemps que je n'en avais pas mangé. C'est un produit difficile à trouver ailleurs qu'au Sud. Les crevettes sont savoureuses (on mange tout, y compris la tête), le calmar ferme et tendre, les solettes parfaites.
Je me permets d'attirer l'attention sur l'art de la table, qui n'a peut-être pas la touche néo-riad mais qui engendre la bonne humeur.
Et c'est peut-être le seul endroit au monde où quelqu'un a eu l'idée de baptiser son restaurant Titanic. Rien à redire, c'est bien trouvé : côté ferrailles rouillées, on a tout ce qu'il faut.
Pour le dessert, un petit thé à la menthe avec ses grosses briquettes de sucre.
On s'essuie les mains avec du papier non absorbant. Comme la maison ne fournit ni couteau ni fourchette, on a vite les doigts très gras. Le remède pousse comme d'habitude non loin du mal : des lave-mains collectifs sont établis près des gargotes.
Vous pouvez choisir la couleur de votre savon : un luxe que même même au Raffles de Singapour on ne vous proposera pas.
L'homme de l'art vous verse un peu d'eau sur les mains en chantant une prière. Vous vous savonnez, puis il vous rince, toujours en chantant, et vous tend une serviette. Vous êtes des siècles en arrière, vous êtes dans l'éternité pour un bref instant.
La prochaine fois : tajine.