Fòrum gastrònomic, Girona, février 2007
Il a raison, Thierry, de Chroniques du plaisir. D'abord, Cate Blanchett est très belle (Thierry, as-tu vu Heaven ?). Ensuite, c'est vrai que je fais chier, à la fin, avec mes quiz à la mie de pain : coucou, je suis où maintenant ? Devinez, petits malins ! C'est quoi ce dessert polychrome ? Et ces flocons mous décorés de microvégétaux, vous connaissez ? Non, bien sûr. Et gna gna gna. Il faut que je me calme. Je suis là pour raconter des histoires, pas pour me transformer en jeu du Schmilblick.
Maintenant que j'ai vendu la mèche pour les pêches à la pâte d'amande, il me reste à expliquer où je suis en ce moment (pas difficile à deviner, j'en ai parlé dans un commentaire il y a quelques jours et même dans le dernier post, celui avec les petites voitures) et à donner de plus amples informations sur les trois trucs tout moumous dans l'assiette blanche. Eh bien procédons, si vous voulez, par ordre chronologique. L'assiette s'inscrit dans un ensemble, qui était, fin février, le Forum gastronomique de Gérone, auquel j'ai été conviée pour participer à un colloque sur les blogs et la communication culinaire sur Internet. J'étais invitée par Bénédict Beaugé, fondateur des Aventuriers du goût et de l'indispensable site Miam-Miam.
Après
un vol Paris-Perpignan et une heure de taxi à travers la campagne
catalane toute verte, j'arrive au forum où Bénédict se trouve déjà
depuis quelques jours.
J'y retrouve quelques amis, je fais la
connaissance de quelques autres. Notamment d'Éric Roux, dont vous
connaissez certainement l'excellent blog.
Jean-Luc Poujauran, un sourire comme du bon pain.
Le même conversant au coucher du soleil.
Débat réunissant Ferran Adrià et Pierre Gagnaire, dirigé par Oscar Caballero. Thème : l'avenir de la haute cuisine. Ces messieurs, dirigés de façon un peu brouillonne, n'ont rien dit de très informatif. Ferran nous apprend qu'au Japon, la restauration de luxe ne s'adresse qu'à une population n'excédant pas cinquante personnes (ah bon ?). C'est à Pierre que revient l'honneur de nous donner le vrai scoop : la restauration de luxe lui pèse, et son rêve, ce serait de tenir un restaurant de quinze places, très bon marché. Bien, bien. La question de savoir qui d'autre qu'un public initié (et donc fortuné) pourrait avoir accès à ces quinze places n'a pas été posée. Oscar, où avez-vous la tête ?
Ferran, intense et attentif.
Autre débat : existe-t-il une cuisine de femme ? On le voit, le marronnier n'effraie personne. Y participent : Flora Mikula (restaurant Flora, avenue George-V, Paris), une journaliste catalane, Fatéma Hal (restaurant le Mansouria, rue Faidherbe, Paris) et Carme Ruscalleda (trois étoiles au restaurant Sant Pau, Sant Pol de Mar, Catalogne). J'avoue que je me suis un peu endormie mais j'étais déjà fatiguée avant.
Début du colloque. De gauche à droite : Jill Norman (écrivain et éditrice, créatrice des collections culinaires chez Penguin et Dorling Kindersley), Bénédict Beaugé, Emmanuel Jirou-Najou (directeur des éditions Alain Ducasse), José Maria Pisa (derecoquinaria.com).
Tout cela donne soif ; heureusement il y a la bière Moritz à la tireuse. Légère, un peu amère, servie très glacée.
On peut même la boire à la catalane (démonstration ci-dessus).
Le dîner à quatre mains
C'est pas tout de boire, il faut manger, aussi. Le soir de mon arrivée, un grand dîner est servi à tous les participants. Servi au Mas Maroch, un des restaurants des frères Roca, il est confectionné à quatre mains par Pascal Barbot (L'Astrance, tout récemment trois-étoilé Michelin) et Andoni Luís Aduriz (Mugaritz, à Renteria, Pays basque espagnol). Après un verre de cava, nous passons à table. La nôtre se compose de quatre écrivains culinaires, dont une éditrice, et d'une dame chef. Pendant tout ce repas, chose intéressante, nous exprimerons nos goûts et nos dégoûts, mais quand il s'agira de "juger" le plat sur un plan professionnel, tout le monde tombera d'accord sur le moindre détail. Observation qui a consolidé pas mal de mes convictions sur l'exercice de la critique gastronomique, mais ceci est une autre histoire.
Andoni Aduriz attaque fort avec un de ses plats les plus célèbres : les pommes de terre cuites en argile grise, crème légère d'ail confit et jaunes d'œufs fermiers. C'est un plat très gracieux, qui vaut surtout par la qualité de la pomme de terre, fondante et sucrée. D'une manière générale, c'est ce qu'on trouve de plus intéressant dans cette préparation. Quant à la sauce... eh bien, que dire sinon que l'aïoli existe depuis au moins l'Antiquité grecque et qu'il n'a jamais été surpassé, alors pourquoi s'embêter la vie ?
Pascal Barbot répond par son emblématique gâteau de foie gras de canard mariné au verjus, galette de champignons de Paris, pulpe de citron rôti. C'est frais, molletonné, craquant, aérien, de la cuisine pour les anges, même si le confit de citron n'apporte en réalité pas grand-chose à cette délicieuse réussite.
Alors voilà les machins blancs. Vous allez tout savoir. C'est d'Andoni Aduriz, et ce sont (je vous le donne en catalan, c'est plus joli) des gnochis mantecats amb formatge idiazábal mullats en un brou de salaons de porc ibéric, autrement dit des gnocchis beurrés au fromage idiazábal, trempés dans un bouillon de salaison de cochon ibérique. Verdict, partagé par beaucoup : 1) si on me sert encore une fois des microvégétaux, je hurle. 2) Impression générale : rigolo, pas de quoi se relever la nuit. Quelqu'un fait spouitch, spouitch avec sa cuillère pour éprouver la texture élastique, visqueuse et grelottante des gnocchis, et lance : farine de quoi ? Les hypothèses fusent : Farine de riz. - Farine d'orge. - Farine de manioc. - Farine d'avoine. - Poudre de perlimpinpin (eh oui, ne pas évacuer le fait qu'on nage littéralement en pleine cuisine moléculaire). Je réponds du tac au tac : "Eh bien, si c'est de la poudre de perlimpinpin, étant donné qu'il serait facile de reproduire cette texture avec l'une ou l'autre des farines précitées, ce serait vraiment se donner beaucoup de mal pour pas grand-chose." Quelqu'un, à table, commente : "Ça calme, hein ?"
Pascal a dû passer son tour — peut-être a-t-il eu un gage au Trivial Pursuit culinaire — parce que le prochain plat est aussi d'Aduriz : amarante à l'étuvée dans un bouillon de sardines, garni de queues de langoustines et de pousses tendres du jardin "comme des pâtes" (note de Ptipois : ENCORE des microvégétaux ! C'en est fait ! Je HURLE ! Mais pas dans la salle du restaurant tout de même). L'amarante est traité comme un risotto (c'est ça, "a moda de pasta" ?), le fumet de sardines est gras à souhait (sardines à l'huile ?), les langoustines croquantes et délicieuses. Mais hélas, plat complètement raté pour ma part, parce qu'il y avait du sable dans mon amarante. Non, ce n'est pas la texture naturelle de la graine. C'étaient de vrais grains de sable. Problème.
Tiens, prends ça, rascal ! dit le Pascal. Velouté de céleri, coulis de
truffe noire et fondue de parmesan. Alors ça, franchement, c''est
géant. Une juxtaposition de textures identiques (sauf pour la tranche
de truffe noire) et de goûts à la fois contrastés et harmonieux. Une
grande réussite, un grand bravo. Toutefois, je dois l'avouer, à table,
nous commençons à nous demander sérieusement : quand est-ce qu'on mange
?
Eh oui, toute cette sophistication, ça creuse.
Riposte d'Andoni : dos de merlu rôti sur un lit souple de tubercules (sic) en salade, distillat de mastic de Chios. Les "tubercules" ? nous nous interrogeons. Racine de persil, cerfeuil tubéreux, panais ? Le petit bout de merlu est bon mais c'est vraiment un petit bout (et on a faim !). Quant à la liqueur de mastic de Chios, qu'on est à cet instant en train de verser sur mon assiette, on se demande vraiment ce qu'elle vient faire ici. Réponse : rien.
C'est Pascal qui se décide enfin à nous donner à manger : selle d'agneau grillée et pâte de curry noir.
Il embraye avec le premier dessert, remarquable : endive caramélisée, beurre de spéculoos, banane-citron vert.
Andoni II, le Retour. Après cet instant délicieux, atterrit sur
notre table une forme de vie inconnue, bulbulante et visqueuse, irisée
et mouvante. C'est vivant ! Ça bouge ! Des bulles pètent, remplacées
par de nouvelles. Je le photographie, j'aurais dû le filmer. Quelqu'un
(je vous le jure, c'est pas moi) hasarde : "C'est kloug."
Tout le monde rigole. L'espèce de petit chocolat mou au milieu n'est
pas mal, bien gras et fondant, un peu sucreux. Les épouvantables bulles
n'ont aucun goût particulier, ce qui a l'air de rassurer tout le monde.
Elles ne produisent également aucune sensation en bouche. C'est de la
cuisine uniquement visuelle, et comme en fait ça n'est pas beau, je
vous laisse tirer vos conclusions.
J'avais presque oublié de vous dire comment ça s'appelle : "Une interprétation de la vanité : gâteau souple au chocolat, crème de lait froide, fonds dorés et boules, fumée et cacao."
À voir le truc comme ça, ça avait l'air beaucoup moins compliqué. Une
fois de plus l'appellation est beaucoup plus longue que la chose
elle-même. Quant à l'interprétation de la vanité, je ne sais pas trop
où il est allé chercher ça, mais à première vue ça avait l'air d'une
interprétation de tout autre chose, quelque chose de plus concret. Mais
finalement la symbolique n'est pas mal vue : un dessert qui fait des
bulles, des bulles qui n'ont ni goût ni substance, c'est assez
correct pour représenter la vanité.
C'est Barbot qui clôt le bal. Tartelette au fruit de la passion, chocolat blanc-gingembre. Que dire ? Après l'intermède quasi scatologique, ça fait du bien de terminer par une tartelette aussi chugnux, toute en fleurettes, en couleurs et en naïves saveurs fruitées.
Un des principaux intérêts (en ce qui me concerne) de la gastronomie dite moléculaire, c'est qu'elle fait causer. Il est impossible de laisser tarir une conversation à une table où l'on sert ce genre de cuisine. En général, selon mon expérience, et que ce soit intentionnel ou non de la part des cuisiniers, elle provoque plutôt des conversations hilares. C'est ainsi que, une fois parvenu à la tartelette, quelqu'un évoque les nourritures qu'il aimerait déguster à son dernier repas. Les précisions fusent de toute part : oui, et sur une peau de bête, devant un feu de bois, en compagnie de ... Ce qui nous amène à un tour de table où chacun doit répondre aux questions suivantes : ton dernier repas. Quoi, où, comment, avec qui ? Flora Mikula appelle le chef Piège, du Crillon, pour le soumettre au questionnaire. Celui-ci se fait prier, puis il nous répond un truc du genre "Un plat que j'aime bien, avec quelqu'un qui me plaît." C'est bon, merci. Apparemment la gastronomie moléculaire ne délie pas toutes les langues.
Les auteurs du dîner. Impression générale
de ce repas spectaculaire dont on nous a gratifiés : ces deux chefs
s'apprécient, s'admirent, mais leurs deux cuisines ne s'emboîtent pas.
De plus, à côté de la fraîcheur méticuleuse et de l'inspiration de
Barbot, l'intellectualisme d'Aduriz paraît sec et un peu à côté de la
plaque. Peut-être aurais-je été moins sévère si j'avais pu goûter un
repas composé par Aduriz seul, mais en présence de l'autre, la
comparaison n'était pas à son avantage. D'ailleurs, puisqu'il s'agit de
nouvelle cuisine espagnole avec tout ce qu'elle implique d'éprouvettes,
d'expérimentation et de matériaux zarbis, tout cela me fait apprécier
Ferran Adria plus que jamais. En effet, tout ce que je pense sur le
chef de Rosas se trouve confirmé par l'expérience de cette soirée, et
sa démarche me paraît encore plus précieuse et unique. J'espère avoir
le temps de vous en faire part ultérieurement.
En outre, ce soir,
chacun a présenté ses plats fétiches ; aucune tentative n'a été faite
d'harmoniser les plats, de les concevoir comme une réponse l'un à
l'autre, d'engager un réel dialogue. Le temps a probablement manqué,
car je me refuse à imaginer que ce soit l'idée qui ait pu manquer.
Pascal Barbot vient commenter l'expérience. Je reviendrai prochainement sur les autres événements culinaires de ce forum.