Le bushisme : en cuisine aussi.
Une fois n'est pas coutume, on va s'intéresser aujourd'hui à la famille Bush. Oui, celle de Dubya, celle dont les Irakiens aimeraient n'avoir jamais entendu parler, celle qui... Bon. Passons. On va s'intéresser plus précisément à quelque chose dont on ne parle jamais, et qui vient d'être abordé brillamment dans un article de The Independent : la famille Bush sous l'angle culinaire. Rédigé d'une plume spirituelle par Terry Kirby, l'article nous révèle des faits dont nous n'aurions même pas osé rêver : non seulement la première famille d'Amérique mange très mal, mais en plus elle mange exactement comme au temps du maccarthysme. C'est presque trop beau pour être vrai.
Ils ont osé : oui, ils ont osé, la maisonnée de Bush Senior. Non
seulement permettre à leur chef personnel, Ariel de Guzman, d'écrire un
livre de recettes à la gloire de ce qu'il leur fait avaler
quotidiennement depuis vingt ans (ne l'incriminons pas : il ne fait
sans doute qu'obéir aux goûts de ses employeurs), mais aussi de le
publier (The Bush Family Cookbook est paru au début de ce mois). Et le résultat, d'après une collaboratrice du journaliste, tells a lot about the Bushes.
Tandis que de son côté un lecteur enthousiaste (cinq étoiles sur
Amazon, excusez du peu) salue cette publication par un vibrant I
can't wait to prepare for myself these terrific dishes that have kept
the Bush family happy and healthy and ready to meet any challenge.
[...] The Bushes are known for their good taste [...].
Intitulé
"les cauchemars culinaires de la famille Bush", l'article ne mâche pas
ses mots et commence ainsi : "Ce fut la carotte ciselée en forme de
tronc de palmier, surmontée de poivrons verts ciselés en forme de
palmes, le tout servant à décorer ce qui aurait pu rester un saumon
froid tout simple, qui me fit prendre conscience que je n'étais pas en
présence de n'importe quel livre de cuisine." C'est, dit l'auteur, "le
royaume du moule à gelée". On ne peut pas s'empêcher de penser aux
travaux de James Lileks sur les images culinaires des années 20 à 50 et à sa Gallery of Regrettable Food.
Sauf qu'ici, avec le gloubiboulga de la famille Bush, nous ne sommes plus dans la recherche archéologique : nous
sommes dans la réalité écœurante d'un temps figé depuis une quarantaine
d'années. Recette de blancs de poulet au four, tirée du carnet de
recettes de Mme Bush mère : "Un sachet de soupe à l'oignon, un
sachet de velouté aux champignons, un demi-litre de crème aigre." On
mélange avant d'en napper les blancs de poulet et d'envoyer le tout au
four. "Moi, si j'avais des recettes comme celles-ci, dit l'auteur de
l'article, je les cacherais. Les Bush n'ont pas cette prudence." C'est
un festival de crème, de jaunes d'œufs, de mayonnaise et de légumes
surgelés. La photographie (grâce à Dieu) reste minimale, le stylisme
sporadique (exemple des palmiers mentionnés plus haut) et beaucoup
d'illustrations représentent le chef, dont une en compagnie d'un G. W.
Bush à l'expression tendue — "sans doute en train de digérer son
déjeuner", observe le journaliste, qui a poussé la déontologie jusqu'à
entreprendre de tester les recettes et (moins innocemment) de les
faire goûter à son entourage immédiat. Les dégustations ont été
accompagnées de généreuses lampées de vins californiens, "pour nous
rappeler qu'il y a des choses que les Américains réussissent très
bien". En la personne d'un entremets gratiné dans tous les sens du terme (nouilles plates, pommes, cannelle,
crème, œufs, raisins secs, cottage cheese), un autre cobaye reconnaît
le noodle kugel de son enfance. C'est, dit-il, un dessert réconfortant. Le problème est que les Bush le servent pour accompagner le roast beef
ou le gigot d'agneau rôti. Mais, à mesure qu'on avance, on convient que
la conscience professionnelle a des limites. Dûment exécuté, le Grandmother Pierce's creamy salad ring (fondue de tomate collée à la gélatine avec concombre, céleri, poivron vert, raifort, mayonnaise et crème aigre), qualifié de disgusting, est allé tout de suite à la poubelle.
À
côté de cela, le bouquin récent du cuisinier de l'Élysée, dont la
principale qualité est d'être illustré de photos de plats présentés
dans des objets chinés chez des antiquaires, semble d'une nocivité bien
relative.
Travaillant
dans le livre de cuisine, pour le livre de
cuisine, et entourée de toute part de livres de cuisine, j'ai tendance
à considérer ces objets le plus souvent comme des bénédictions, et
parfois comme des occasions perdues de sauver des arbres. Mais là,
c'est du lourd.
En présence du livre de cuisine du clan Bush, je perçois une sourde
obscénité qui m'en rappelle une autre : c'est la première fois qu'un
livre de cuisine provoque en moi le désir violent, plus irrépressible
que jamais, de voir les États-Unis ficher le camp du Proche-Orient et
particulièrement d'Irak. Et plus vite que ça. En moins de temps qu'il
n'en faut à un Jell-O mould pour prendre au frigo. Tout est lié.
Illustrations tirées du site de James Lileks.